La lecture fortuitement concomitante au début de lété du livre dAlexandra Laignel-Lavastine dune part et des "Fragments dun journal" ainsi que du "Cahier de lHerne" consacré à Mircea Eliade dautre part me laissait dans une certaine perplexité.
Je me trouvais partagé comme on le devine entre le désir de défendre la mémoire de lhôte du Swarga Ashram et des grottes de Brahmapuri ce grand fils adoptif à 20 ans de Bhârat, notre Mère lInde, et la consternation devant les "révélations" de limplacable réquisitoire de lhistorienne philosophe. Jétais alors encore sous le choc de la lecture, changement de Ministre oblige, du livre de Luc Ferry et Alain Renaut : "Heidegger et les modernes" qui est dans la même veine. Faire la part de vérité dans ce livre demanderait un très gros travail de recherche. Fallait-il cependant formuler une réplique même non-polémique à cette charge contre Eliade et ses écrivains compatriotes de façon à défendre la part de gnose authentique dans ces uvres qui le mérite comme cela mavait été demandé par une revue littéraire ?
Je ne me sentais pas de taille et ne laurais pas fait sans que me soit envoyé un signe, pour moi indubitable, me commandant dobtempérer. Ce n'est certes pas là une méthode rationnelle à linitiative de ma réaction aux écrits teintés de scientisme de la philosophe. En effet, cest la lecture dune vidéo sur la grande sainte Catholique du XXème siècle, la sur Augustinienne Yvonne Aimée de Malestroit qui mentionnait Eliade à propos de la relation entre les roses et la sainte qui ma déterminé à prendre la parole. Je me suis dit que le savant roumain naurait pas pu être admis au dossier de la sainte, même de façon fugace, sans en être quelque peu digne. Raisonnement primitif et archaïque que jassume dans une démarche de foi qui seule peut venir en appui de lhonorabilité de la mémoire dEliade face à ses juges.
De fait, jai peu à dire sur la partie du dossier portant sur lenquête historique minutieuse menée du Bucarest de la "garde de fer" dans laquelle sengagèrent Cioran et Eliade à travers les refuges diplomatiques de Vichy et du Portugal de Salazar jusquaux retrouvailles à Paris avec Ionesco accusé dun silence complice. Lauteur se plait à vouloir prendre Eliade le plus souvent possible en flagrant délit de mensonge et de camouflage pour sauvegarder une vie mondaine et ménager sa carrière de savant et décrivain après lengagement totalitaire de ses années de jeunesse. Il faudrait pour la contredire donner la parole à des témoins encore vivants ou des contre-témoignages ce qui nest pas à ma portée.
Jadmets lidée que la maturation de lune des pensées les plus fructueuses de la recherche métaphysique au XXème siècle, comme dans le cas de Raymond Abellio ait dû se faire par une allégeance intellectuelle aux idéologies extrémistes nationalistes et totalitaires sans quait été prise alors la mesure de toute la barbarie inhumaine qui en découlait alors que cette pensée qui nous a été donnée ensuite après son épuration dalchimie mentale débouche pourtant sur le seul humanisme encore crédible pour le monde de demain. Le seul humanisme possible parce quil est le seul à poser lhomme dans son fondement et lui permettre donc de se comprendre lui-même.
Un auteur que jai lu récemment évoque ce qui a manqué à Mircea Eliade et à Julius Evola pour achever la quête de lUnité de lêtre et dont lui pense avoir bénéficié. Je ne me prononce pas sur ses affirmations, mais en minterrogeant moi-même sur ce qui a pu manquer à ces grands chercheurs, jen viens à me dire quils ont manqué de vrais maîtres spirituels vivants à la mesure de leurs génies et de leur immense potentiel de réalisation. C'est une caractéristique du Kali Yuga que si les grands maîtres et les grands disciples existent bien, ils se rencontrent rarement.
Assurément si le "Maître caché", maître de la jeune génération roumaine des années 30, Nae Ionescu enseignant la philosophie à la Faculté de Lettres de Bucarest est le personnage conforme au portrait sinistre dépeint par Alexandra Laignel Lavastine, il y avait là un bien piètre maître pour lélite de cette jeunesse perdue. Hannah Arendt dans son étude sur les origines du totalitarisme déplore les trois générations dintellectuels qui ont été sacrifiées sur les illusions idéologiques tragiques du XXe siècle. Eliade na pas échappé à ce sort. La liste des grands esprits leurrés par le totalitarisme est longue. Jean Cocteau saluant avec espoir la venue au pouvoir du Chancelier Hitler en 1933, Rabrindanath Tagore pris en faute dune visite de courtoisie au Duce en Italie comme ladmet sa biographe Sylvie Liné lors de son premier tour dEurope. Certains certes ont échappé aux pièges de ces bien méchantes doctrines politiques construites par des fous géniaux et mises en action par des voyous, Stephan Zweig, Thomas Mann, Hermann Hesse mais ils ont été atteints autrement. Je dirais dans le cas dEliade dont je moccupe exclusivement ici que si luvre de lhistorienne ne se prétend pas un réquisitoire, il est des chasses à Cour le plus souvent où nul coup de feu nest tiré sur la bête traquée mais où elle succombe bien plus cruellement sous les milles morsures des chiens lâchés.
Mon admiration pour Eliade nest pas amoindrie par ces révélations, même si jen suis navré et déçu parce que je ne suis pas entièrement convaincu des thèses qui laccablent et dont son journal montre quil a eu à les affronter toute sa vie. Je lui laisse, moi, le bénéfice du doute.
Dans son journal au 4 juillet 1979 : "Barbanégra me rapporte ce que lui a récemment dit Jean Servier : des instructions précises ont été reçues dIsraël pour que je sois critiqué et attaqué en tant que fasciste etc
Jean Servier raconte Barbanégra était indigné
Je le crois mais on ny peut rien." Et en 1979, le 6 juin : "Une lettre de Couliano quon ma fait suivre depuis Chicago mapprend que Furio Jesi me consacre un chapitre de calomnies et dinjures dans son dernier livre « Cultura di destra ». Je savais déjà que Jesi me tenait pour un antisémite, un fasciste, un garde de fer etc. Sans doute me tenait-il également responsable de Buchenwald
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Que mimporte ses injures (je ne les lirai pas et donc je ny répondrais pas) mais je ne peux accepter quil minsulte dans la préface de mon propre livre."
Je retrouve ici lambiguïté de ces attaques contre Eliade qui se nourrissent de lui avec cette idée du sacrifice propiatoire. Javance lidée quEliade, loin dêtre toujours Nazi était plus quun autre vacciné contre une maladie qui ne semble pas encore tout à fait guérie dans les masses Européennes aujourdhui. Il avait des raisons supplémentaires de déplorer la tragédie Hitlérienne et il en fut comme dautres une victime, dirionsnous ontologique. Il témoigne que cest toute une part de lhéritage culturel et spirituel de lhumanité qui a été hypothéqué. Or cet héritage pourrait bien être de la plus haute importance pour les temps futurs. Ce qui tendrait à dire que les forces de lombre nont pas complètement perdu la partie dans ce jeu dévoyé de perversion de la Connaissance.
Cest le moins que je puisse faire dinvoquer encore sa parole à la barre de la défense le 30 mai 1973 : "Et à nouveau je me rends compte de la catastrophe sans précédents quà entraîné le Nazisme dans tous les domaines. Entre 1934 et 1940, les recherches sur les rites initiatiques militaires des diverses nations Indo-Européennes sétaient considérablement développées. Cest durant ces quelques années que parurent quelques ouvrages devenus des classiques et qui avaient pour auteurs Höfler, Stig Vikander, Jan de Vries, Georges Dumézil. Puis la guerre éclata, et lorsquelle se termina, on découvrit les camps dextermination et les fours crématoires, Buchenwald, Auschwitz et tant dautres. Depuis lors, ces études sur les rites initiatiques militaires des peuples Indo-Européens, en dépit de leur haut niveau scientifiques et leurs qualités, sont devenus suspectes, leurs auteurs risquant dêtre pris pour des nazis ou des pro-nazis."
Je suis sidéré du parcours du savant, revenu de très loin en effet mais pour sapprocher très près de la vérité. Il est comparable en cela à Raymond Abellio. Je me souviens dun entretien avec Jean-Pierre Bayard dans lequel il me rapportait les confidences dAbellio sur son action en faveur de juifs sauvés de la déportation alors même quil était en poste à Vichy et justement grâce à cela. Même sil est compromis avec ce qui est devenu une évidence du mal, un homme a pu se garder dans une zone de lumière sans que cela soit su au grand jour. Mais quel Anubis psychopompe peut peser la parole du Mircea, redoutable et virulent idéologue antisémite dans les journaux de la Garde de Fer « Vreema » et « Buna Vatra » dune part et dans lautre plateau de la balance loeuvre du romancier, du savant qui na pas seulement fait uvre de philosophe dans une étude dhistoire des religions mais qui sest adressé à tous les chercheurs en quête des dimensions possibles de lexistence humaine ?
Le glissement douteux à mon avis auquel se livre lauteur est de faire passer sur les écrits philosophiques et gnostiques qui sont peut-être inaccessibles pour elle, lombre de ce qui a constitué dans le cheminement personnel du savant une uvre au noir alchimique et que dans une vision indulgente du savant roumain, nous pourrions comprendre comme une préparation à sa mission de lumière. Si on décide de regarder le vrai Eliade, celui qui sétait partiellement au moins trouvé, on décèlera dans son uvre une dimension déveil. Il ne faudrait pas que cette uvre révolutionnaire soit neutralisée car elle nous tire du Kali Yuga, lâge dignorance. Nous ne croyons pas à un fascisme rémanent de lauteur qui a guidé au contraire beaucoup de gens vers plus de conscience et plus de liberté. Lanalyse des écrits antisémites de résistance nationale dEliade déjà chargés dune conception et dune revendication dun christianisme archaïque semble dessiner avec pertinence le développement de la pensée antihistorique dEliade. Mais nest-il pas exagéré de dénoncer une conception du temps en rupture avec le judéo-christianisme exotérique comme une survivance de ladhésion au totalitarisme ?. Cette conception du temps est linéaire et donc cyclique.
De ce temps subjectif émerge lexpérience du monde du sacré duquel le judéo-christianisme dégénéré et laïcisé y compris dans son expression Marxiste, véritable religion de lHistoire nous aurait exilé comme du Paradis perdu de la Genèse. Ce nest pas parce que lantisémitisme est faux et abominable dans ces conséquences sur la Shoa que la vision philosophique dEliade est fausse, suspecte ou dangereuse pour la conscience ou lâme humaine. Comme lexpliquait Pierre de Combas auprès de qui Abellio avait cru trouver un maître lui accordant la rémission de ses fautes : "Ce nest pas parce que deux nuages se rencontrent que surgit léclair, mais c'est pour que surgisse léclair que ces nuages se rencontrent."
La partie la moins convaincante dans létude dAlexandra Laignel-Lavastine est certes celle qui cherche une lecture de luvre dEliade sur la base dun supposé travestissement volontaire et aussi linconscient dune pensée toujours fasciste. Lorsquelle fait appel aux concepts Freudiens du ça et autres inventions, ne procède-t-elle pas dune forme accomplie dignorance métaphysique. Le renfort de la psychanalyse nest pas ici surprenant compte tenu quil sagit dune demi et donc fausse connaissance constituant lun des verrous les plus solides inventé par le mental humain pour barrer la voie de lhomme intérieur et du royaume de lâme ainsi que la compréhension véritable par lhomme de son destin.
Utiliser Freud pour dénigrer Eliade, nous remarquons que cest de bonne guerre car il est le plus grand intellectuel métaphysicien avec Sri Aurobindo a avoir démonté les rouages de limposture géniale du Freudisme. La doctrine de Freud nous oblige à nous souvenir de ce que nous devrons oublier alors quEliade nous conduit dans le sens inverse. Il rira de la colère de Jung envers son ancien maître inventeur du complexe dOedipe : "Et dire quil ne connaissait même pas le Grec ancien !"
Dans son journal, au 19 mars 1960, sa démonstration est percutante : "Freud découvre limportance de linconscient. Il déchiffre dans la morphologie du conscient la dynamique et les intentions de linconscient : sexe, mort, etc. Oui, mais lexplication donnée par Freud des motifs ultimes de linconscient est rationaliste cest à dire "consciente", le but ultime serait daprès Freud la Vie ou la tension entre Eros et Thanathos. Il me semble déceler là une erreur de méthode : Freud pense pouvoir expliquer rationnellement le sens et le but de la dynamique de linconscient. En dautres termes il veut expliquer rationnellement la vie et sa téléologie. Mais si cela justement nous échappe, sil reste quelque chose dirréductible dans linconscient cela signifie que lexplication rationaliste est partielle. Il est vrai que la sexualité domine, il est vrai que linconscient est dominé par la libido, et même peut être pour le conscient, le sens des complexes (dipe, etc.) est celui que donne Freud. Mais le but ultime de linconscient nous échappe, il est mystérieux. Peut-être que cette dynamique est nécessaire pour rendre possible la transcendance de la condition humaine, ou peut-être dans un autre but. Il y a là un mystère."
Et ailleurs : "La psychanalyse justifie son importance, en faisant valoir quelle vous force à regarder et à accepter la réalité. Mais quelle sorte de réalité ? Une réalité conditionnée par lidéologie matérialiste et scientifique de la psychanalyse, cest-à-dire un produit historique : nous voyons une chose à laquelle ont cru certains savants et penseurs du XXe siècle. Si la psychanalyse accepte un jour une réalité totale, non conditionnée par sa propre idéologie, une nouvelle étape pourrait alors souvrir dans lesprit occidental."
Cette nouvelle étape, Eliade en est précisément lun des précurseurs, il ne pouvait lignorer. Son totalitarisme véritable est celui de cette vision totale, non conditionnée. Luvre dEliade se dresse malgré ses zones incertaines devant la courbe involutive qui de la Renaissance à la Réforme puis à lesprit Encyclopédique et aux Lumières et au rationalisme pour culminer avec le Marxisme à priver lhomme de son symbolisme anthropomorphique et de vie archétypale. Elle en appelle à lhomme comme cause de mythe, de rêve, et de mystère sans écarter totalement loin de là, quoi quen dise Alexandra Laignel-Lavastine, la dimension éthique de son existence. Elle se refuse seulement à légiférer en la matière et cest pourquoi elle est métaphysique. On lui oppose abusivement la cause de lhomme.
Par contre, si Alexandra Laignel-Lavastine piste linfluence de la pensée dEliade sur la littérature ésotérique contemporaine aussi bien que sur les pionniers du New Age américain nous retrouvons ici les échos dune normalisation mentale qui sévit surtout en France depuis une dizaine dannées à lencontre de toute pensée non rationaliste, spiritualiste, symboliste ou sacralisante, de toute pensée se tenant en marge voire séloignant du quota autorisé aux dites grandes religions révélées dont lHindouisme par exemple est totalement exclu ?
Eliade comme Guénon, Romain Rolland, Jean Herbert ou Satprem restera lun des grands défenseurs de la pensée indienne et il est mondialement connu mais il est vrai comme le fait remarquer Arnaud Desjardin dans son livre dentretiens avec Gilles Farcet aux éditions "La Table Ronde" : "Regards sages sur un monde fou" que nous trouvons rarement des Indianistes qui soient des hommes de gauche. De fait même pour ceux qui sen tiennent résolument à une attitude apolitique comme cest mon cas et celui de nombreux chercheurs Hindouisants, lHindouisme est malgré lui suspect dêtre marqué politiquement et donc cible convenue dune certaine gauche sectaire. Je pense ici à la parution de cette étude sur le système des Varnas par Louis Dumont parue en 1967 sous le titre « Homo hierarchicus » et dont laccueil a été passionnément discuté par les spécialistes.
Lors dun voyage en Inde à Rishikesh, je me trouvais avec un groupe en visite à lAshram de Shivananda en 1994. Nous avons après une longue attente été reçus par un instructeur que nous pouvions questionner. Une question portait sur lHindouisme. On nous a dit que lHindouisme nexiste pas, ce qui était une surprise pour la plupart. De fait la seule définition scientifiquement correcte de lHindouisme est : "Les Hindous sont ceux qui se reconnaissent dans le système des castes". Ce système est, en Kali Yuga, source dinsoutenables injustices sociales mais cela ne veut pas dire quil soit Cosmiquement erroné. Le système des castes est également aboli dans lInde démocratique amenée par Gandhi et cest une bonne chose puisquil est dégénéré et sclérosé depuis la période de décadence post-Védique.
Le christianisme qui souvre aux basses castes en Inde contribue à achever cette décomposition comme il la fait dans lEmpire Romain en tant que "religion des esclaves". Cependant toute société sapprochant du modèle théocratique est structurée en castes, classes ou degrés comme une armature sociale visant à la maintenir sur un axe vertical. Eliade dont toute la vie est animée par un souci de primauté du spirituel y compris à travers ses idéaux de jeunesse erronés, est lhomme de cette cohérence. Conformément à cette pensée de Raymond Abellio cherchant une éthique à la nouvelle gnose selon laquelle : "Lindignation est un péché plus grave que le mensonge.", je me refuse à être indigné par ce qui est écrit par Alexandra Laignel-Lavastine sur Eliade et les autres et respecte son point de vue même si je ne le partage pas.
Par contre, je vais parler dune "non-compassion" frappante. Jemploierai un mot sanscrit que jinvente peut être "Akaruna" composé de A, le privatif en préfixe et Karuna qui veut dire compassion. Le mal na pas dexistence propre pour moi et ne se manifeste que par labsence de vertu quon peut lui opposer. La parole dAlexandra Laignel-Lavastine ignore toute compassion en enfermant lautre dans son erreur comme dans un labyrinthe d'où il ny a aucune issue possible. Si on suit la philosophe, on ne laisse même pas à Eliade le bénéfice du doute : Il est resté prisonnier de son appartenance au mal jusquau terme de son existence terrestre.
Une phrase très symptomatique de cette attitude mérite dêtre extraite de son chapitre "Mémoire et oubli" : "Eliade en clair, est un anti-Ulysse et une part, en lui, le sait bien ; il est condamné à ne jamais sortir du labyrinthe pour la bonne raison que toute son entreprise autobiographique et scientifique est faite pour nous perdre et pour protéger le centre, le lieu où se joue la vérité de sa propre histoire. Cest pourquoi il ne deviendra jamais un autre homme et demeurera sa vie durant arc-bouté sur ses certitudes passées, y compris politiques, comme nous le démontrerons plus loin."
Et si involontairement Alexandra Laignel-Lavastine cherchait à nous dérober laccès au centre de luvre dEliade, le lieu où se joue la vérité de lhistoire de tout homme. Mais quel homme aurait dû donc devenir Eliade pour trouver grâce auprès de ses juges contemporains et posthumes ? On aurait voulu quil rompe avec son destin et devienne ainsi parjure à la vertu première de lhomme de tradition quest la fidélité. Car au fond, lésotérisme confiné dans dobscures librairies spécialisées nest pas dérangeant, mais Eliade a commis le crime de porter le feu de la Connaissance sur lautel de la nécrose Universitaire. Or le péché contre lesprit Universitaire ne saurait être pardonné cest bien connu. A cet égard Eliade est rusé comme Ulysse et fort comme Hercule. Je crois pouvoir citer ici la définition par Eliade de la notion de fidélité donnée dans le Cahier de lHerne : « La fidélité, accord avec le destin ; ou parfaite observation des normes. En tout état de cause, signe dincontestable bravoure ; ne pas séloigner des normes, ne pas vaincre son destin. Les cultures traditionnelles (Inde, Chine etc.) sont marquées par une certaine fidélité aux doctrines aux normes. »
Et si contrairement à ce que lon cherche à nous faire accroire en nous présentant un Eliade narcissique, avide de gloire et de reconnaissance, il avait voulu être tout sauf original mais simplement et plus subversivement Originel ? Son uvre et sa vie seraient une sorte daction thérapeutique archaïque de type chamanique de grande envergure sur le corps malade de lhumanité. Il aurait agi comme cette population tibéto-birmane les Na-Khi vivant dans la Chine du sud-ouest quil évoque dans "Le sacré et le profane" au chapitre du temps sacré et des Mythes... On y comprend la fonction régénératrice du retour au temps des origines. Lévocation de lOrigine du Monde permet celle de lorigine de la maladie et de lapparition de son remède ou lhistoire du saint ou guérisseur qui sen est rendu maître, condition indispensable à la guérison. "Il faut raconter lorigine du remède sinon on ne peut pas parler de lui." Quant au labyrinthe dans lequel Eliade serait enfermé cest le cercle magique doù il opère pour ceux qui veulent se guérir et guérir les autres mais où ne peuvent jamais pénétrer ceux qui parlent de remèdes et refusent dentendre raconter lhistoire qui les rendent actifs.
Loeuvre dEliade malgré le récit autobiographique des fragments de journal et en dépit de la résonance autobiographique dans les romans est infiniment moins personnalisée quil semble. Comme Ganesh le seigneur des obstacles en Inde agit tout autant pour les écarter que pour les poser, le maître du labyrinthe guide vers le centre tout autant quil y égare celui qui doit lêtre. Il y a dans luvre dEliade un principe ontologique en action par lécriture qui nest pas mu par l'Ego mais directement par lAtman faisant de ses écrits un guide le plus souvent fiable pour le chercheur sincère et méritant.
Lui seul peut-être a su par exemple présenter si clairement lapproche complémentaire des chemins de la métaphysique et de la religion. Dans "Le Cahier de lHerne" : "Certes les chemins de la métaphysique et de la religion « vers le centre » suivent des directions opposées : " la métaphysique découvre le centre dans lhomme (tat tvam asi) alors que la religion le découvre dans le sacré en dehors de lhomme. Néanmoins, "les directions" des chemins ne doivent pas nous tromper et nous faire croire à une incompatibilité des voies métaphysiques et religieuses. Car sil est vrai que dans le cas de litinéraire métaphysique, lhomme découvre en soi la réalité absolue (atman) il nen est pas moins vrai que ce principe ontologique nappartient pas à lhomme en tant que tel, mais quil le précède et le transcende ». Ce qui nous parle dans les écrits dEliade et qui mérite dêtre défendu nappartient pas à lhomme en tant que tel mais à ce qui le précède et le transcende.
Le détournement de sens des mots centres et labyrinthe de la part dAlexandra Laignel-Lavastine devient flagrant dès que lon voit ce quEliade en fait. Eliade est Ulysse, Hercule mais aussi Thésée devant nous affrontant le Minotaure. Goethe, je crois, a fait cette réflexion : "Ne fixe pas trop du regard le monstre que tu veux abattre de crainte de lui ressembler". Ce qui serait regrettable cest que ces efforts des uns et des autres pour dénoncer le totalitarisme du passé, de façon rarement bilatérale nous le signalons encore ne nous masque le totalitarisme daujourdhui ou de demain qui devrait mobiliser les énergies.
Dans le numéro 2970 de lhebdomadaire chrétien "La Vie", Jean-Claude Guillebaud titre un article à la rubrique "bloc notes" par la reprise de celui du récit autobiographique de Serge Ravanel, lun des responsables des corps francs de la Résistance. Ce titre est "Lesprit de résistance". Il dit ceci : "Le tout Paris de lépoque a bel et bien versé dans la collaboration. Le Tout Paris, cest-à-dire ce rassemblement des élites, intellectuels reconnus, hommes daffaires puissants, journalistes influents. Ce "tout médiatique" est toujours là nest-ce pas ? Il pérore, admoneste et campe dans ses privilèges. Il donne même des leçons." Jean-Claude Guillebaud provoque notre sagacité morale en nous interrogeant sur la valeur toute relative de cet héroïsme rétrospectif où les antifascistes daujourdhui brillent dun éclat dautant plus terne quon ne les retrouve pas sur le terrain des luttes devant les mille et une lâchetés quotidiennes et compromissions de notre époque, devant les pesanteurs et pressions diffuses de toutes sortes. Jaime aussi cette phrase de Marc Aurèle à propos des ennemis : "La meilleure vengeance : ne pas leur ressembler."
Le premier enjeu se veut une intelligence de luvre dEliade. Je pense que cest tout le contraire qui se passe si on suit lauteur dans sa lecture par contre si on lui résiste, on peut en effet bénéficier de son travail tant il est vrai que les détracteurs servent souvent à lencontre de leurs objectifs. A lextrême, je pense plutôt quon voudrait rendre Eliade incompréhensible et même illisible. Je veux dire quon pourrait nous dissuader de lire une uvre aussi "contaminée".
Le deuxième enjeu est historique et cherche à nous faire comprendre le fascisme et dun même mouvement lanticommunisme. Est-ce à dire quon voudrait nous convertir au communisme, nous guérir de lanticommunisme ? Est-ce là la nouvelle Roumanie ? Est-ce que le communisme en Roumanie na pas fait beaucoup plus de mal que le fascisme ? Le sang est encore tout frais, trop frais pour que ce soit de lHistoire ? Cest certain, la confrontation de la religion de lHistoire quest le Marxisme et de la pensée atemporelle dEliade est radicale. Mais pour ce qui est de comprendre le fascisme il faut lire Mein Kampf et non pas Eliade.
Le troisième enjeu dordre éthique cherche à affirmer la responsabilité de lécrivain. Cest un très bon principe et Eliade dans ses écrits de jeunesse nest pas sans reproches. Lauteur elle-même est soumise à ce principe. Nous pourrions lui parler dune éthique de loubli forme achevée du pardon. Nous allons devoir apprendre à accepter enfin ce qua été notre histoire. Accepter le mal qui a été fait et le pardonner jusquà loubli.
Le quatrième enjeu est lEurope de demain. Quelle Europe ? Avec une Roumanie expurgée de son plus grand écrivain ? Sans cesse nous oublions ce que nous devrions nous rappeler et nous nous rappelons ce que nous devrions oublier. Pour aller vers Dieu, nous devons voyager léger. Il nous faut oublier les souffrances et les offenses subies. Reconnaître nos fautes, les regretter puis les oublier. En ce qui concerne les autres, oublier tout. Le Christ nous a demandé de pardonner 77 fois 7 fois. Cest ce que cela veut dire. Cest loubli profond du mal qui nous ramène dans le sein du Père. Cest là le temps de lorigine. Cest le temps de linnocence. Nous avons oublié loubli. LEliade essentiel est souvenir de lEtre qui est oubli. Le deuxième volume des "Fragments dun journal" qui couvre la période de 1970 à 1978 se termine par cette évocation du jeu de la mémoire chez lauteur Jy trouve un accent de vérité : "Tout ce qui mest arrivé depuis, tout ce que jai pu apprendre mais aussi oublier, tout ce que jai pu désirer, tout ce dont jai rêvé, est resté gravé quelque part en moi, non dans ma mémoire mais au plus profond de moi-même. Et cest pourquoi jécris ces lignes sans la moindre amertume. TOUT CE QUI ME CONCERNE VRAIMENT, jai su le garder. Rien nest perdu. Sans la moindre amertume sans doute, mais non sans une certaine crainte. Il suffirait en effet quune petite électrode ma-t-on dit pénètre dans une certaine portion de mon cerveau pour que tout un pan de mon passé me revienne intact en mémoire, jusque dans ses plus infimes détails. Et si cela devait marriver
" La petite électrode en question aurait une action de viol psychique. Le travail forcé d'Alexandra Laignel-Lavastine sur la mémoire historique dEliade est tout aussi redoutable mais porte-t-il lui aussi sur ce qui concerne vraiment Eliade ?
Pour faire bonne mesure, je dois dire que je comprends cependant lauteur lorsquelle se cabre devant la formule dEliade employée dans son journal pour désigner son engagement dans la "Garde de fer" comme une "Félix Culpa". Quon me pardonne le jeu de mots, je trouve que la formule est "malheureuse". Ce nétait pas une Félix Culpa même si obligeant Eliade à lexil elle en fit un intellectuel mondial. Mais heureusement pourtant quil la commit de ce point de vue, pour ce quil a donné au monde. Si les écrits dEliade semblent se dérober à nous ce nest pas pourtant dans ce jeu du masque qui le fascinait tant quil nait eu quà camoufler une irréparable faute mais cest quils sont lémergence révolutionnaire au sens fort et vrai de ce terme du sacré dans un monde universellement profané. De ce fait comme dans toute hiérophanie, il y a lémergence inévitable du cryptique. Cest pourquoi le miracle est par nature non reconnaissable. Cest là une clé de ce quil a eu à dire au monde.
Ce grand savant du phénomène religieux en vient à dire avec humilité : "Là est la vraie dialectique du sacré, par le seul fait de se montrer le sacré se cache. Nous ne pouvons jamais prétendre que nous comprenons un phénomène religieux, quelque chose, peut être lessentiel sera compris par nous plus tard, ou par dautres sur le moment même". Encore une invitation à la tolérance dont les pourfendeurs dhérésie ou de sectes modernes pourraient prendre de la graine. La tolérance me semble si essentielle pour ma part que je la préfère même à lidéal de sainteté. Il fallait un Mircea Eliade pour nous rappeler que le grand St Augustin lui-même néchappa pas à une certaine lâcheté envers ces anciens amis gnostiques. Le manichéen Fortunat fit en vain appel à son témoignage. "Je nai été quauditeur, je ne sais pas ce que vous pouvez faire lorsque vous êtes entre vous". Daprès Eliade, il savait très bien à qui il avait affaire et aurait même témoigné de ladmiration pour la frugalité et lascétisme des manichéens.