Ils parlent de William Beckford... Souvenirs imaginaires...
Grâce à des textes parfaitement imaginaires écrits récemment par quelques passionnés de la vie et de l'oeuvre de William Beckford, laissez-vous conduire à travers l'Europe des XVIIIème et XIXème siècles à la rencontre de cet homme hors du commun.

Gregorio Franchi

William,

Tu m'appelais Menino, Menino le damoiseau. J'avais 17 ans lorsque nous nous sommes rencontrés, tu en avais 27. C'était en 1787 au Portugal.

Tu venais m'écouter jouer à la Patriarcale de Lisbonne et tu disais de moi "Gregorio Felipe Franchi est le premier joueur de clavecin d'Europe." Mon maître Policarpe insista pour que "tes clavecins mettent mieux en valeur mes talents". Je vins jouer chez toi. Haynd. Combien de fois ai-je exécuté ton adagio favori !

Tu chantais pour moi; si haut, que je craignais que tu perdes ta voix; j'aimais tant t'écouter chanter. Souvent, je t'accompagnais au clavecin. Ton chant et ma musique s'envolaient. Union, plénitude, harmonie de deux âmes...

Mais tu étais un voyageur solitaire et tu partis à Madrid. Trop longue séparation d'une année. En 1788, je te rejoignis pour devenir ton claveciniste. Tu avais besoin écrivais-tu "d'un jeune animal, débordant de santé, capable de (te) stimuler, de courir sous les citronniers pour (t') en rapporter des branches fleuries, de ranger (tes) gravures, de transposer (tes) arias, de noter les idées musicales qui dans les moments d'inspiration se pressaient dans ta tête..."

Je te suivis dans "ton échappée à travers l'Europe"; je fus l'ami qui te redonna "assez d'ardeur" pour affronter les moments difficiles de l'existence et "assez de légèreté pour te redonner le goût de la vie."

Nous nous installâmes à Paris pour quelques temps au 69, rue de Varenne dans l'Hôtel d'Orsay. Je t'assistais dans ta quête de livres rares, d'objets et de meubles précieux.

La rébellion grondait. La prison de la Bastille fut prise et la tête du Gouverneur promenée au bout d'une pique. Horreur ! Paris mis à feu et à sang !

Un soir, tu partis pour "une mystérieuse visite" à Villeneuve-Saint-Georges en compagnie de l'architecte Ledoux. Tu en revins troublé par ta rencontre avec un personnage extraordinaire et par la vision "dans l'émoi d'une eau bouillonnante de figures confuses et (du) supplice d'un roi de France..."

Ton retour en Angleterre n'était toujours pas souhaité alors nous repartîmes en Suisse. C'est là que tu appris que tu pouvais regagner Londres. Dans ton esprit prenait forme le désir de faire construire près de Splendens, la maison de ton père, une abbaye pour t'enfermer avec tes songes. Abbaye qui serait ton refuge après tant d'années d'errance et d'exil. Tu rencontras l'architecte Wyatt afin de discuter avec lui de ton projet.

Nous retournâmes à Paris au milieu de la fièvre révolutionnaire. Je m'occupais de notre installation dans un Hôtel de la rue Saint-Dominique. "Au moment où la monarchie se trouvait ébranlée sur ses bases, tu regardais ce monde s'écrouler." Tu étais un homme à la mode, tu recevais autant les députés de l'Assemblée que des abbés passionnés d'Orient. Tu allais au théâtre où tu étais applaudi comme le citoyen Beckford "ami de la Révolution et du peuple".

"S'il y avait le peuple des rues pour manifester au grand jour contre la monarchie, il existait un autre peuple non moins actif qui dans l'ombre oeuvrait secrètement..." Tu fus invité par le Duc d'Orléans "dans une de ces sociétés qui s'ouvraient aux esprits libres et qui s'organisaient pour répandre les idées nouvelles." Tu fus étonné d'y rencontrer "mêlés certains de ceux qui symbolisaient la Révolution en marche et certains noms de la Noblesse de France."

Enfin, tu revins en Angleterre pour réaliser "ton seul désir, ta seule passion, ta seule vision : l'abbaye.... Une véritable abbaye gothique, aussi folle que (tes) contes et que (ta) vie, une bâtisse colossale assez vaste pour contenir (tes) chimères et cacher les trésors que (tu) avais rapportés de (tes) voyages." Fonthill Abbey. Tu voulais aussi une tour de 300 pieds de haut.

Ta mère s'éteignit ; nous repartîmes au Portugal calmer ton chagrin.

J'en revins marié et décoré des insignes de Chevalier de l'Ordre du Christ. J'étais le Chevalier Franchi comme tu aimais à m'appeler.

A notre retour, "ta tour était achevée et se dressait en plein ciel... lorsqu'elle s'écroula de tout son haut à la première bourrasque de printemps... On se remit au travail, Wyatt (l'architecte)... consentit à revoir ses plans et à vérifier les assises, et (ta) tour de nouveau commença à s'élever au fil des semaines." Alors tu fis détruire Splendens et nous avons élu domicile "sous les voûtes de l'énorme édifice encore à peine habitable."

"Désert, grande vie rayonnante et libre où (tu pouvais) rejoindre l'infini sans effort, bonheur de (te) dissoudre en souriant dans cette solitude" qui te ressemblait.

Tu contemplais l'âme de ce labyrinthe : Saint Antoine de Padoue; tu te promenais dans le vaste hall tendu de soie cramoisie, dans la galerie du roi Edouard où les tableaux de tes ancêtres étaient accrochés, dans la galerie Saint-Michel dont les hautes fenêtres qui donnaient sur le parc étaient ornées de superbes vitraux; tu aimais ta bibliothèque, 6000 volumes : manuscrits persans, ouvrages mystérieux légués par Cozens, littérature sacrée, hagiographies, parchemins du cabinet de Louis XVI, textes initiatiques, traités d'alchimie, volumes de géographie...

Quand je m'absentais au loin "messager de tes affaires", notre correspondance était abondante. L'italien était notre langue. "Mots qui s'alignaient et se croisaient, se répondaient..."

Vers 1820, ta fortune se réduisit considérablement et la baisse brutale de tes revenus de Jamaïque te contraignit à "des mesures déchirantes". J'attendais que tu prennes "la décision fatidique" et tu te résolus à te séparer de cette abbaye qui t'avait tant coûté et qui était un peu toi-même. "A l'ombre de (ta) tour reposaient et (ta) mère et Lady Margaret parmi les arbres et les biches, et (tu) étais plus attaché à ces bois qu'à aucun être au monde."

Tu t'enfuis à Bath, je "réglai tous les détails et (j') affrontai seul (la) meute avide." L'abbaye fut vendue à un milliardaire. Tu me remercias "de mon zèle amical et de l'aimable compétence" avec laquelle j'avais dirigé "le grand théâtre de Fonthill". Je séjournais plus souvent dans ma maison de Londres. Nous nous écrivions moins. Perclus de goutte et de rhumatismes, je t'adresse cette dernière lettre. Je m'éteins doucement, William. Pour ne pas t'alarmer, je t'écris que je ne vais pas si mal, que je vais te rejoindre au printemps. "Gia riede primavera, tornero, caro amico." Je m'éteins et tu n'es pas venu.

1828 - Gregorio Felipe Franchi

Les passages entre guillemets sont extraits de l'ouvrage "Je, William Beckford" de Bernard Sichère (Denoël, 1984)




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