Dans les deux Livres (Bible et Coran) les récits concernant Joseph s’accordent sur l’essentiel : les épreuves subies par Joseph sont le fait de Dieu. En s’y abandonnant avec confiance, le cœur pur, il advient le meilleur pour lui et pour les siens.
Mais observons de près les différences de récits concernant l’épisode de Joseph et de la femme de Putiphar (Yûsuf et Zulikha).
La Bible est succincte en ce qui concerne la scène de séduction, et l’emprisonnement de Joseph consécutif à l’accusation de la séductrice (Genèse XXXIX, 7-21). La voici résumé :
La tentatrice lui dit : « Couche avec moi ! ». Joseph répond : « Comment pourrais-je faire un aussi grand mal et pécher contre Dieu ? ». Bien qu’elle parlât tous les jours à Joseph, celui-ci refusa de coucher avec elle... Un jour qu’il était entré dans la maison et qu’il n’y avait aucun domestique, elle insista particulièrement, en le saisissant par son vêtement ! Il lui laissa son vêtement dans la main, et s’enfuit au-dehors. Lorsqu’elle vit cela, elle appela ses gens, et leur dit : « Voyez... Cet homme est venu vers moi pour coucher avec moi, mais j’ai crié à haute voix, il a laissé son vêtement à côté de moi et s’est enfui. » Au retour de son mari, elle lui expose sa version des faits. Après avoir entendu les paroles de sa femme, le maître de Joseph fut enflammé de colère. Il prit Joseph, et le mit en prison.
Deux invraisemblances émaillent ce récit, même si elles paraissent au premier abord minimes.

- Joseph et la femme de Putiphar
- Ecole Génoise XVIIe siècle.
La première est d’ordre matériel : pourquoi Joseph, au moment de la scène de séduction, abandonne-t-il son vêtement en entier ? Aurait-il cédé un tant soit peu, au point de se faire déshabiller par la femme qu’il repoussait ?
La seconde bizarrerie est d’ordre psychologique. Comment Putiphar n’a-t-il pas été étonné par ce détail ? Et pourquoi a-t-il tout de suite, sans l’entendre, fait jeter Joseph en prison ?
Le Coran nous donne une version différente, et un récit beaucoup plus circonstancié (Sourate Yûsuf : 12, 23-35). Le voici résumé :
Zulikha, la femme d’Aziz (Putiphar) essaya de séduire Yûsuf. Elle ferma bien les portes et s’offrit à lui. Il répondit : « Qu’Allah me protège ! Mon maître m’a accordé un bon asile, je ne peux être injuste. » Et, elle le désira. Et il l’aurait désirée n’eût été ce qu’il vit comme preuve évidente de la bonté accordée par son Seigneur : sa capacité à résister au mal et à la turpitude »
Tous deux coururent vers la porte, et elle lui déchira sa tunique par derrière. Derrière la porte, ils trouvèrent le mari. Zulikha s’adressa à lui en accusant Joseph de tentative de viol. Joseph protesta : « C’est elle qui a voulu me séduire ! ». Et un témoin, de la famille témoigna (comme le rapporte Voltaire plus haut) : « Si la tunique de Joseph est déchirée par-devant, alors c’est elle qui dit la vérité (elle s’est défendue) ; mais si sa tunique est déchirée par derrière, alors c’est elle qui a menti (elle lui a couru après) ».
Quand le mari vit la tunique déchirée par derrière, il dit à son épouse : « C’est bien là de vos ruses de femmes ! Implore le pardon pour ton péché car tu es fautive ! », et à Joseph il dit : « Ne pense plus à cela ! ». À la suite de cet incident, dans la ville, les femmes critiquèrent la femme d’Aziz. Alors elle les invita chez elle, et leur présenta Joseph. Lorsqu’elles virent sa beauté surhumaine, elles excusèrent Zulikha et regrettèrent leurs précédentes critiques. Zulikha leur dit : « Voilà donc celui à propos duquel vous me blâmiez. J’ai essayé de le séduire, mais il s’en défendit fermement. Or, s’il ne fait pas ce que je lui commande, il sera très certainement emprisonné. ». Devant ces manigances, Joseph pria Dieu : « Ô Seigneur, la prison m’est préférable à ce à quoi elles m’invitent. Si Tu n’écartes pas de moi leur ruse, je pencherai vers elles et serai du nombre des pêcheurs. ». Allah exauça le vœu de Joseph. Aziz et les siens, après avoir vu les preuves de l’innocence de Joseph, jugèrent bon de l’emprisonner quelque temps.
Comme on le voit, le récit du Coran est une succession de scènes dramatiquement bien menées (un peu comme dans un roman policier). Les personnages sont pris dans l’action, mais ont une grande vraisemblance psychologique. Aziz (alias Putiphar) y est montré bienveillant, prudent et juste, grâce à l’intervention pertinente d’un témoin de la scène de séduction.
Ce détail du scénario, dont le point central est un lambeau d’étoffe arraché par la séductrice à la tunique de Joseph, est tout à fait capital : le lambeau d’étoffe a « parlé ». Il a permis d’innocenter Joseph.

- Malgré les tentatives de médisances de Zulikha
le lambeau d’étoffe arraché à la tunique de Jûsuf parlera en sa faveur.
Pourquoi Joseph, innocenté, se retrouve-t-il donc tout de même en prison ?
Pour répondre à cette question, il faut lire de façon symbolique toute la vie de Joseph comme un cheminement mystique et solitaire, dont la dernière épreuve est la prison demandée et non subie. Joseph est reconnu innocent par son père adoptif. Mais lorsqu’il subit une deuxième fois les tentatives de séduction de Zulikha et de ses amies, il demande à Dieu cet isolement (« Ô Seigneur, la prison m’est préférable à ce à quoi elles m’invitent »).
Ainsi, le récit coranique nous éclaire en nous montrant l’emprisonnement final de Joseph comme nécessaire pour accéder à un espace intérieur, l’espace du dialogue avec Dieu, l’espace des songes et de leur interprétation.
Le puits et la prison

- Le puits dans lequel est jeté Joseph, athanor de sa métamorphose spirituelle.
La prison est une sorte de métaphore de l’inconscient, comme l’était déjà tout au début du récit de la vie de Joseph, le puits dans lequel ses frères l’avaient abandonné, dépouillé de son vêtement qui, taché du sang d’un bélier, devait fournir la (fausse) preuve de sa mort.
Ainsi Joseph est, par deux fois, mis à nu (défait d’une pièce de vêtement) puis enfermé... Le puits et la prison sont deux événements-symboles identiques, essentiels à sa métamorphose.
Dans le puits, Joseph est resté peu de temps : tout de suite il fut vendu aux ismaélites (version biblique) ou trouvé (version coranique). Le puits dit donc la rupture brusque, et la re-naissance à une autre vie, dans un nouvel espace.
Car le puits est comme une métaphore de la Présence de Dieu en nous, présence qui est permanente, mais se vit comme une visite soudaine et sublime pour qui la ressent brusquement, à la faveur d’un coup du destin. A ces moments-là, Dieu "tombe en nous" comme Joseph tombe dans le puits.
"...Il répand Sa lumière jusqu’à l’âme /Il est Joseph tombé dans le puits/Lâ ilâha illa’llâh"
(Divani Nurbakhsh)
À la prison, le séjour sera plus long. Joseph interprète les rêves de deux serviteurs du Pharaon, écroués pour avoir déplu. C’est cette interprétation juste (l’un des serviteurs mourra, l’autre rentrera en grâce), qui vaudra à Joseph de sortir de prison pour interpréter les songes du Pharaon. Tout le monde connaît ces songes : sept vaches grasses mangées par sept vaches maigres, sept beaux épis de blés engloutis par sept épis maigres annoncent sept ans d’abondance suivis de sept ans de disette.
Le lecteur de la Bible comme du Coran est frappé par la simplicité symbolique lumineuse des rêves qu’on soumet à son interprétation : pourquoi les rêveurs ne peuvent-ils donc pas les comprendre tout seuls ?
Joseph est sans doute le premier psychanalyste de l’humanité. C’est la force positive et accueillante de l’inconscient de l’Autre qui nous fait comprendre nos rêves.

- Joseph interprétant les rêves de pharaon.
- par Peter von Cornelius
Le formateur de Joseph-psychanalyste est Dieu lui-même. Joseph n’est que le miroir de Dieu. Dans ce miroir, se reflète naturellement la sagesse divine qu’Il met en tout être humain, en lui fournissant un savoir sur lui-même et sur sa vie qu’il n’ose pas se révéler.
Le rôle de révélateur de sagesse assumé par Joseph est le fruit d’un long dialogue intense et intime avec Dieu, d’une communion continue et exigeante avec Lui. Cette communion est exaltée par l’enfermement terrestre.
Mais pour en arriver là, il fallut que le destin, par la volonté de Dieu, éloignât sans cesse Joseph de ses proches.
Les ruptures et les exils
Joseph subit de constantes et persistantes ruptures familiales.
Sa mère, Rachel, meurt. A cela, s’ajoute l’arrachement d’avec le père par la trahison des frères, puis l’exil en Egypte. Là, un nouveau foyer s’offre à lui : Putiphar (Al-Aziz) veut l’adopter comme un fils, et lui confie ses affaires. Mais non, il faut encore une autre rupture avec cette seconde famille. La tentative de séduction par la femme de son père adoptif amène la deuxième rupture : il quitte le foyer accueillant de Putiphar-Aziz pour la prison.

- Psautier de Saint Louis
- Joseph, banni par Potiphar,
met directement le pied dans une sorte de tour-puit, espace d’exil intérieur.
Ces ruptures sont dans les plans de Dieu. L’espace intérieur a besoin d’éloignement extérieur.
L’exil, alors, signifie paradoxalement le véritable « retour à soi et à Dieu, le pays ou l’âme est chez elle. » (Sohrawardî). Dieu doit occuper toute la place, pour que la mission de Joseph-Yûsuf s’accomplisse.
Au premier regard, la mission de Joseph semble bien « temporelle » : Il conquiert le pouvoir, il devient une sorte de Premier ministre du Pharaon, accumule des richesses immenses !
Ne serait-il donc que le premier des émigrés qui réussissent dans une terre étrangère à leur culture ?
Non, il ne s’agit pas exactement de cela. L’Egypte de Joseph n’était pas encore celle qui persécutait les hébreux. À l’époque de la présence de Joseph en Egypte, la quinzième dynastie régnait, dont les souverains étaient des Hyksos (Apophis était probablement le roi Hyksos contemporain du Prophète Joseph). Ces Hyksos ne pratiquaient ni la religion, ni les rites des égyptiens, et le Coran ne les nomme pas « Pharaon ».
Les Hyksos étaient d’origine palestinienne, et avaient émigré vers l’Egypte environ 2.000 ans avant l’ère chrétienne, en s’appropriant la terre. Les historiens arabes et les exégètes du Coran leur ont donné le nom d’Amaliq (les Amalekites). Il n’y eut aucun frein à l’accès au pouvoir par Joseph, ni à l’installation des enfants d’Israël dans la région la plus fertile d’Egypte : ils appartenaient à la même race que les souverains étrangers d’Egypte.
Les Hyksos régnèrent sur l’Egypte durant tout le 15e siècle avant l’ère chrétienne et pratiquement tous les pouvoirs restèrent entre les mains des israélites.
Le Coran y fait référence dans le verset 20 de sourate Al-Mâ’idah : « ...Il a désigné parmi vous des prophètes. Et Il a fait de vous des rois... ».

- Mur de la tombe de Knoumhotep, fonctionnaire du pharaon Sésostris III.
- Il décrit la réception d’un chef bédouin, un "Heka Khasout".
C’est la première mention des Hyksos (souverains d’origine étrangère). Les Hyksos prendront possession de l’Egypte deux siècles plus tard.
Cet éclairage historique nous fait mieux comprendre l’esprit du récit coranique.
Hors de chez lui, Joseph-Yûsuf est encore chez lui. Son territoire est immense, mais il est intérieur plus qu’extérieur. Il n’a accumulé des richesses matérielles que pour pouvoir comprendre, pardonner, donner, refaire les liens entre les fils de Jacob, entre Jacob et ses fils, malgré les fautes et les crimes, pour que chacun ait sa rétribution.
Le premier psychanalyste du monde a fondé une éthique de la compréhension : il a « pris avec lui » ses frères jadis ennemis. Il y a consacré sa vie, guidé par Dieu.
Il nous reste à tenter de comprendre comment les récits bibliques et coraniques ont ainsi fusionné, dans la culture et l’imaginaire des chrétiens du Moyen Age, de manière à nous faire si bien comprendre l’enchaînement du hasard et de la nécessité dans un destin que Dieu gouverne...
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