
- Entrée de nuit sous le porche occidental.
- La fresque "au martyr byzantin" se trouve au niveau des personnages de la photo, à gauche.
Notre-Dame du Puy-en-Velay est bâtie sur l’emplacement d’un ancien lieu de culte païen, peut-être d’origine celte. Dès sa création l’église primitive, qui correspond au chevet actuel, fut fortement marquée d’influences byzantines.
La construction de la cathédrale commence à la fin du XIe siècle. L’essentiel des travaux est effectué au XIIe siècle, mais bientôt, il faut l’agrandir par l’adjonction de deux travées supplémentaires, avec un porche.
Une troisième campagne de travaux, au XIIIe siècle, permet la construction des dernières travées qui reposent sur des piliers dans le vide, comme "sur pilotis", les architectes manquant de place à cause de l’important dénivelé.

- La cathédrale vue de la rue des Tables.
- Photo prise durant les fêtes mariales du 15 août.
On entre alors désormais dans la cathédrale par le dessous, et on débouche en son centre après avoir gravi un large escalier laissant apercevoir de loin une superbe façade romane polychrome qui surprend par son aspect oriental [1].
Le personnage photographié fait partie de l’une des deux fresques ornant les murs latéraux d’accès au porche central, sous les "piliers-pilotis" qui supportent les dernières travées de la cathédrale.
En 950, l’évêque du Puy, Godescalc, avait été le premier pèlerin à faire le chemin de Saint Jacques de Compostelle. Après son retour, le Puy deviendra le point de départ de l’une des voies les plus importantes vers la Galice (Via Podiensis).

- Fresque de la Vierge en majesté
Imaginons le départ du pèlerin de Compostelle dès le XIIIe siècle.
Avant de sortir de la cathédrale après la bénédiction de l’évêque, il passe sous le porche central, encore abrité par les voûtes supportant les dernières travées de Notre-Dame du Puy.
En descendant une première volée de marche, il aperçoit sur sa droite, au nord, une fresque représentant la Vierge en majesté.
La Vierge est assise sur un trône carré (d’influence orientale), signe de sagesse et de perfection dans la réalisation [2], devant un rideau tenu par des anges et entourée des prophètes Ezéchiel et Jérémie, elle présente son Fils au monde.
Jésus, sur ses genoux, n’est pas un enfant. Il est déjà le Christ, il se présente lui-même par une main bénissante. D’ailleurs, sur la voûte de l’arcade encadrant la scène, le même Christ bénissant figure dans une gloire tenue par des anges. En-dessous, sur les côtés de la voûte, on reconnaît Jean-Baptiste et le prophète Isaïe.
Exactement en face de cette fresque, sur le mur sud, à sa gauche, notre pèlerin admire une fresque de même dimension que la première, représentant la Transfiguration du Christ, dans une dominante de couleur bleu lapis-lazuli, fréquente dans le style byzantin.

- Fresque de la Transfiguration
Le Christ, dans une mandorle, est entouré des prophètes Moïse et Elie. La mandorle est l’exacte complément du trône carré de la Vierge, figurant sur la fresque d’en face.
La mandorle du Christ évoque le rayonnement lumineux de son corps de gloire : elle est son trône dans le royaume de l’Esprit. Le trône carré de la Vierge, en vis-à-vis, évoque l’incarnation terrestre du Fils de l’Homme.
Il est intéressant d’observer une influence musulmane dans la représentation du Christ transfiguré : il est debout et campé sur la montagne, mais un ange lui voile la face, ce visage que les trois disciples présents voyaient transformé : "Pendant qu’il priait, son visage apparut tout autre." [3]
Cela nous renvoie aux représentations de Muhammad, le visage voilé lorsqu’il est dans le monde des anges, le Malakut. Le Malakut est l’Orient spirituel, ce monde intermédiaire où les corps se spiritualisent, et où les êtres spirituels prennent corps. La théologie comme la mystique musulmane, et notamment persanne, y font fréquemment allusion, au point que le philosophe orientaliste Henri Corbin a inventé l’expression de « monde imaginal » pour en traduire la nature : un monde non pas imaginaire, mais spirituel, existant sur un autre plan du réel.

- Muhammad accompagné par les anges.
- Siyer-i Nebi : La vie du Prophète (1595)

- "Noli me tangere"
- Fresque de Fra Angelico (vers 1440)
C’est dans ce monde-là qu’a lieu la Transfiguration du Christ, et c’est à ce monde que Marie de Magdalena accédera lorsqu’en visitant le tombeau de Jésus elle le verra ressuscité dans un corps de gloire - d’où le "Noli me tangere" : "Ne me touche pas.", prononcé par Jésus...
Aux pieds de Jésus, salué avec déférence par Moïse et Elie, les apôtres Pierre, Jean et Jacques sont à moitié endormis selon Luc [4] Il est difficile - en effet - de rester en pleine conscience devant une telle scène, sorte de trouée dans le réel matériel et sensible, qui peut provoquer une sidération à celui qui la contemple.
Et même Pierre qui proposera de monter des tentes : "Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie." [5], dévoile par cette suggestion inadaptée à la situation la gêne et la frayeur des disciples.
Sur la voûte de l’arcade encadrant cette scène, la colombe du Saint-Esprit est entourée par deux anges. En-dessous, et de chaque côté, faisant pendant en face près de la Vierge, à Jean-Baptiste et au prophète Isaïe, seraient représentés saint Etienne et saint Laurent, tenant la palme du martyre.
Le martyr de notre énigme serait donc Etienne ? C’est l’avis de Bernard Galland et de Martin Framond, exposé sans autre commentaire dans leur livre sur la cathédrale Notre-Dame du Puy [6].
Toutefois, il paraît indispensable pour comprendre la signification de chacune des deux fresques, de les considérer séparément d’abord, et dans leur ensemble ensuite.
Les deux fresques se répondent et se complètent. Et chacune des deux fresques doit présenter un ensemble cohérent de symboles et de personnages. Or la présence de saint Etienne et de saint Laurent encadrant la fresque de la Transfiguration me gène un peu, car elle n’a pas une signification aussi lumineuse et convaincante que la présence de Jean-Baptiste et d’Isaïe encadrant la Vierge en majesté.

- Elie
- Par Elias José de Ribera (1638)
Revenons à la fresque de la Vierge.
La Vierge en majesté sur son trône carré présente un Christ-enfant bénissant, elle présente l’Incarnation. Elle symbolise la notion du Dieu intérieur. Cette notion avait été évoquée en son temps, et pratiquée en leurs coeurs, par Jérémie et Ezéchiel, qui figurent aux pieds de la Vierge sur notre fresque.

- Moïse et les Tables de la Loi
Et Jean-Baptiste, le Précurseur, et Isaïe avant lui, ont passé leur vie à annoncer et préparer la venue du Messie. Pas étonnant, donc, qu’ils figurent dans l’encadrement de la fresque !
Le Précurseur baptisait pour préparer les âmes à cet événement. Isaïe, que les chrétiens appellent parfois « l’évangéliste de l’Ancien Testament », annonçait : « Ce jour-là, le Seigneur étendra la main une seconde fois, pour racheter le reste de son peuple. » [7] En somme la fresque de la Vierge fait apparaître une claire unité de signification.
Il n’en est pas à l’évidence de même pour la fresque de la Transfiguration. Revenons donc à ce que représente la scène, et surtout à ce qu’elle signifie.
La conversation du Christ avec Moïse et Elie dans le Malakut, si je puis emprunter cette expression théologique musulmane pour parler de l’univers dans lequel elle se déroule (voir plus haut) a été longuement commentée.
Élie devait venir avant le Messie et préparer le chemin. Et Moïse est celui par qui la loi de Dieu est donnée aux hommes. Il est donc aussi un précurseur pour les chrétiens, puisqu’il a accompli cette première étape avant l’intériorisation progressive de Dieu dans le coeur de l’Homme qu’a opérée symboliquement l’avènement du Messie.
Moïse et Elie, tous les deux prophètes, représentent deux fondements de la Bible. Les premières Ecritures sont dues à Moïse, qui sous l’inspiration divine, a écrit le Pentateuque, comme Muhammad, plus tard, écrira le Coran. Elie transformera ce verbe écrit en paroles de feu : le feu du buisson ardent, celui qui ne brûle pas mais éclaire viendra donner son étincelante lumière à la Loi divine.. [8]
En conversant ensemble que se disent Moïse, Elie et Jésus ?
Marc (IX, 2-10) est laconique :
« Élie leur apparut avec Moïse, et ils s’entretenaient avec Jésus. Pierre alors prend la parole et dit à Jésus : « Rabbi, il est heureux que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie. » De fait, il ne savait que dire, tant était grande leur frayeur. Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le »
Matthieu (XVII,1-9) fait pratiquement le même récit, en y ajoutant la sollicitude de Jésus après l’événement :
« Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez à personne de la vision avant que le Fils de l’Homme ne soit ressuscité d’entre les morts. » »

- La Transfiguration
- Détail d’une icône de Théophane le Grec
A partir de ces récits évangéliques, on ne comprend pas de manière évidente les présences de saint Etienne et de saint Laurent dans l’encadrement de la fresque.
Certes, les deux diacres martyrs, Etienne et Laurent, sont associés par Voragine dans sa « Légende Dorée » [9], qui a repris sans doute, au début du XIIIe siècle, les récits populaires qui s’étaient progressivement développés autour de la vie des saints. [10].
Bien que nés à deux siècles d’écart : Etienne et Laurent sont tous les deux diacres. Etienne fait partie des sept diacres auxquels les Apôtres imposèrent les mains [11]. Laurent, élevé au diaconat en l’an 257 par le pape Sixte, fut le premier des sept diacres attachés au service de l’Église romaine.

- Saint Etienne et saint Laurent réunis au tombeau
- Musée du Moyen âge. Paris.
Les qualités des deux saints illustrent les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Comme Elie, saint Etienne a une éloquence de feu.
« La grâce de Dieu, qui remplissait le cœur d’Etienne et le rendait semblable au Ciel, faisait jaillir de sa bouche ces paroles inspirées et se répandait aussi sur son corps, irradiant son visage d’une lumière divine, comme le Seigneur le jour de sa Transfiguration » nous dit Voragine. Cette éloquence entraîna la jalousie des juifs, et aboutit à son martyre par lapidation.
Quant à Laurent, à la mort du pape Sixte conduit au supplice, il distribua tous les biens de l’église aux indigents et aux orphelins. Au préfet romain qui voulait s’approprier les trésors de l’Eglise, Laurent aurait répondu, en montrant les orphelins : « Voilà les trésors de l’Église, que je vous avais promis. » Cette fière impertinence lui valu un horrible et lent martyre, par consumation sur des braises ardentes.
Est-ce suffisant pour expliquer leurs présences dans l’encadrement de la fresque de la Transfiguration du Christ ?
Les fresquistes, qui visiblement vénéraient les deux saints, ont peut-être joué avec les dates de célébrations de leurs mémoires.
Les reliques de Saint Etienne furent découvertes dans les premières années du Ve siècle ; on en fit solennellement la translation, dont la mémoire est honorée par une fête que l’Église célèbre le 2 août.
La Transfiguration est célébrée le 6 août.
Laurent, dont le martyre, en 260, fut l’un des plus cruels qui soit, est célébré le 10 août.
La célébration des deux saints martyrs "encadre" donc littéralement la célébration de la Transfiguration, dans le déroulement liturgique comme sur notre fresque de Notre-Dame du Puy.
L’explication, quoique digne de considération, manque néanmoins de contenu théologique. L’évangile de Luc peut-il nous aider ?

- Saint Etienne
- Fresque de la cathédrale du Puy
Luc est le seul à nous donner la teneur de la « conversation » entre Jésus, Moïse et Elie : « Et voici, deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, qui, apparaissant dans la gloire, parlaient de son départ qu’il allait accomplir à Jérusalem. » [12]
Ce « départ » (exode en grec), est-ce la traversée de la mort qui doit s’accomplir bientôt à Jérusalem ? Cet aspect de la Transfiguration est davantage souligné chez les catholiques que chez les orthodoxes, pour qui la Transfiguration est un message de joie, plutôt lié au baptême du Christ qu’à sa Passion.

- La conversation entre Jésus, Moïse et Elie
- Détail de la fresque de la cathédrale du Puy
L’épisode de la Transfiguration aurait eu lieu le dernier jour de Soukkhot, la fête des Tentes, qui suit le Grand Pardon. C’était - dans la liturgie juive - un épisode symbolique de renouveau.
Mais dans la liturgie catholique, le récit de la Transfiguration (Marc 9, 2-10) est lu le deuxième dimanche de carême, ce qui est un choix de date important. « Jésus a manifesté sa gloire aux apôtres, à travers la Transfiguration, pour leur donner « la force de faire face au scandale de la croix ». La Transfiguration est une anticipation de la résurrection, mais celle-ci suppose la mort. », commentait Benoît XVI, le 17 janvier 2008.
Les éclaircissements donnés par Luc sur la conversation de Jésus avec Moïse et Elie peuvent-ils être interprétés comme annonçant la Passion et la Résurrection de Jésus ? Dans cette acception, le message est clair : nous n’entrerions dans la joie de la Transfiguration (et de la métamorphose eschatologique de nos corps terrestres en corps glorieux), que si, dans notre propre vie, nous acceptions la croix.
La présence de nos deux diacres encadrant la fresque de la Transfiguration à Notre-Dame du Puy s’expliquerait alors autant (si ce n’est plus) par leur martyr que par leurs qualités morales et mystiques.
Mais le message adressé aux fidèles et aux pèlerins n’est pas pour autant doloriste : ce ne serait pas dans la culture du XIIe siècle « byzantin ». Le martyre des deux diacres est signalé d’une palme. Mais le langage des fresquistes, des sculpteurs, des verriers et des peintres du Moyen âge est largement symbolique : il y a un sacrifice à faire pour accéder à la Transfiguration, aux révélations du Malakut. Il est le fruit d’une métamorphose intérieure qui doit nous faire renaître sur un plan supérieur...
La contemplation de la fresque du Puy nous ouvre à une grande méditation. Que chacun suive la sienne, et que tous déposent ici, en hommage à notre martyr byzantin, les pensées qui leurs viennent...