"William, le daim... regardez, à droite !" Une fraction de seconde je quittai l'animal des yeux pour capter ceux de l'enfant qui penchait le corps tout entier en avant, prêt à bondir, tourné vers le halo de lumière, comme s'il allait s'élancer lui aussi, vers ce coin ombragé du bois, où plus rien n'apparaissait maintenant qu'un rayon d'or diffus, traversant le vert feuillage. "Monsieur Cozens...le daim... va-t-il revenir ? " vous avez chuchoté ces mots avec une petite voix en retenant votre respiration, déçu mais prêt à attendre, espérant voir réapparaître l'animal imaginé. "Peut-être, William... reprenez votre souffle... et observez... autour de vous... en vous..."
- Vous souvenez-vous, comme nous nous laissions envahir par la beauté des lieux, à Fonthill, ces sensations toujours nouvelles...
"Tout est grâce, William"
J'étais attentif au rythme de mon jeune élève, silencieusement je l'observais, et à plus de 50 ans je partageais avec cette âme exaltée d'à peine onze ans, rêveuse, aux dons hors du commun, la joie indicible qu'apporte le contact de la nature. Je sentais, qu'à peine effleurée, cette sensibilité frémissante s'épanouirait instantanément, prête à s'ouvrir à d'autres mondes. "Osez rêver..." Et vous dessiniez des estampes, croquis d'instants, de mouvements, si librement que John Lettice et votre mère prirent peur. Nous partagions l'amour du mouvement simple, épuré, et vous appreniez à jouer le jeu du monde. Tel un rituel initiatique, ils vous ont fait détruire par le feu toutes vos estampes, de vos propres mains. A 13 ans, vous apprenez le détachement.
- Tout devient possible si on ne renonce pas à ses rêves. Voilà pourquoi je suis là William, avec vous dans cette Tour de Bath, hors du temps, maintenant. Et parce que vous êtes mon ami, pour toujours... -
Les yeux perdus dans les nuages, vous rêviez de la Jamaïque de votre père, n'est-ce pas William ? Tous ces trésors rapportés de là-bas. Vous aviez grandi, comme moi, entouré des mystères de l'Orient, d'oeuvres d'art, d'objets précieux et de senteurs venus d'ailleurs, de beauté, laquelle ressuscite la beauté du divin en nous. Alors vous me posiez toutes sortes de questions sur l'histoire de ces esclaves éthiopiens, celle du prêtre Jean réfugié en terre d'Éthiopie, et d'Henri le Navigateur qui avait fait chercher ce prêtre-roi par ses marins. Je vous racontais St-Pétersbourg, où j'avais appris la peinture, la Russie, d'où je venais, je vous traduisais les manuscrits persans et vous initiais à l'histoire et la spiritualité de l'Orient.
- Que d'écrits, tels des aquarelles, William, innombrables, pour le sublime, la beauté et la grandeur. - "Prenez une feuille de papier vierge, William, et faites une tache d'encre. Maintenant posez quelques secondes une autre feuille sur celle tachée d'encre, soulevez la et découvrez ... racontez moi..." Et vous partiez dans les méandres de votre imaginaire. Moi, Alexander Cozens, le maître, l'aquarelliste, l'ami, le confident, l'autre vous, je sondais l'attente, et cultivais avec vous cette liberté d'âme. Je vous révélais à vous-même, par mes silences. Vous bâtissiez le pont entre l'Orient et l'Occident, pour re-connaître le centre, établir la jonction du pont jeté entre soi et l'Existence, ou Dieu. Lien profond, comme les racines d'un arbre s'enfoncent dans la terre, nos racines plongent dans le Divin. Nous parlions peu, il suffisait d'être.
- Vous vouliez réchauffer le coeur et améliorer l'humanité, toucher l'âme.
- C'était il y a deux siècles, il y a trois heures, peu importe, le message demeure.