La Théologie apophatique
jeudi 29 avril 2004

par Abd Al Haqq


Cet article fait partie d’une étude sur Maître Eckhart.
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La théologie négative ou apophatique, découle naturellement du néo platonisme, Dieu étant, je cite : " sur essentiel ", est par définition inconnaissable. Cet Au-delà de Tout, cet " Un " dont procède le tout ne peut supporter aucune définition, aucun qualificatif humain et n’être abordé par aucun concept que l’intelligence humaine puisse élaborer. L’humain étant par définition fini et limité dans le temps ne peut, en aucun cas aborder ce rivage de l’infini et de l’éternité. On procédera donc par négations successives afin d’épurer toute idée de la Divinité. On en viendra à dire par exemple, Dieu n’est pas bon, Il est la bonté absolue, puis en creusant le concept de bonté et voyant qu’il dépend lui-même d’une conception dualiste du bien et du mal, on dira que Dieu, étant au-dessus du bien et du mal, n’est ni bon ni mauvais. L’étape suivante et logique du raisonnement commence à poser problème car affirmer que Dieu étant la source de toute chose, Il est la source du bien comme du mal peut en effet, à certaines époques conduire au bûcher. On comprendra dès lors, pourquoi les néoplatoniciens ont souvent eu la prudence d’être discrets. Mais définir Dieu par un néant suressentiel comme le fait Maître Eckhart, laisse peu de place à l’activité spéculative et ouvre donc la voie à la mystique pure ; la voie où l’idée de Dieu est remplacée par le ressenti de sa Présence Amoureuse en nous. C’est donc à une voie initiatique, car inexprimable par des mots et engendrant un vécu, que conduisent inévitablement la mystique néoplatonicienne et la théologie négative. Angelus Silesius, adepte de Maître Eckhart et Rose-Croix dira par exemple : " Christ serait-il né mille fois à Beth Léhem, c’est en vain pour toi s’Il n’est pas né dans ton cœur " et un autre, musulman celui-là "Dieu est plus proche de toi que ta veine jugulaire " (Saint Coran)…. N’est-ce pas à cela que conduisent les mystères qui sont célébrés dans les sociétés initiatiques telles que la Franc-Maçonnerie Régulière, comme le faisaient nos ancêtres bien avant l’érection des pyramides ?

Conclusion
Il importe de se laisser surprendre par la lecture de Maître Eckhart, et de se laisser bousculer dans ses certitudes. Car sa pensée nous emporte plus loin que la pensée, son discours plus loin que le discours. Il nous concerne dans l’aujourd’hui de notre quête, nous interpelle en raison de la parenté de notre désir commun.

Nous avons en effet, nous aussi la passion de comprendre et de dire en quoi l’homme, dans la lumière de son origine éternelle, ne trouve sens qu’à consentir activement à une unité plénière entre le plus intime de lui-même et la déité sans fond et sans mesure qui est au-delà de toute image, au-delà même d’un Dieu envisagé dans ses représentations et dans son rapport à la créature.

Vous n’avez pas été sans remarquer une parenté étymologique entre "mystique " et "mystères " et en effet cette parenté existe bien et à un niveau plus profond. Or, certaines sociétés initiatiques aujourd’hui sont la continuation des antiques religions à mystères. Les rituels et les initiations ne font que reprendre, sur un fond légendaire différent, les rites que pratiquaient déjà dans la plus haute antiquité les adeptes d’Isis ou de Dionysos dont nous parlions plus haut. Et, ces mystères, ne nous disent pas autre chose que ces mystiques : un homme ne trouve sa plénitude que pour autant qu’il se laisse enthousiasmer c’est-à-dire remplir par le Tout Autre.

La démarche est théoriquement simple ; elle se déroule en trois temps :
 Premièrement faire taire en soi les passions et les angoisses (angussies ce qui resserre la gorge), faire le silence intérieur.
 Se laisser ouvrir le cœur à un "aimer" pur qui n’est pas "posséder".
 Mourir à soi-même, à son ego nombrilique pour renaître possédé par le Divin.

Le mode d’emploi nous est donné par ces maîtres de vie et Angélus Silésius a pu dire avec Eckhart ou Allaj ou Ibn Arabi : " Si tu te vides de toi, Dieu vient et prend la place ". Si nous voulons progresser sur ce chemin, il est urgent d’apprendre à créer ce vide intérieur dont nous entretiennent toutes les traditions et particulièrement le zen ou le Tao te King qui nous dit :
" Bien que trente rayons convergent au moyeu
c’est le vide médian
qui fait avancer le char.
L’argile est employée à façonner des vases
Mais c’est du vide interne dont dépend leur usage
Il n’est chambre où ne soient percée porte et fenêtre
Car c’est le vide encore
Qui permet l’habitat
L’être a des aptitudes que le non-être emploie "

Ou ailleurs :
" Peux-tu faire à ton âme embrasser l’Un dans une union indissoluble ? "

Et puis encore :
" Atteins Suprême Vacuité
Et maintiens-toi en Quiétude
Face à l’agitation fourmillante des choses "

Encore une fois, nous pouvons constater que les Traditions sont " une " pour nous délivrer le même message initiatique et nous mener sur les mêmes sentiers abrupts à la rencontre de l’Unicité….
Finalement, un homme est comme un violon, la qualité du son qu’il rend, sa valeur, ne dépend que de la forme du vide intérieur…. Mais qui, selon vous, pousse l’archet ?

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Abd Al Haqq

 

Bibliographie
 " Le grain de sénévé " trad. Alain de Libera Arfuyen Paris 1996
 " Du miracle de l’âme " Calman-lévy Paris 1996
 " L’étincelle de l’âme " tr G. Jarczyk/J.P. Labarrière Albin Michel
 " Le château de l’âme " ’’ ’’ ’’ DDB Paris 1995
 " Œuvres de Maître Eckhart " trad. Paul Petit Gallimard 1942/87
 " Histoire de la philosophie T1 " encyclopédie pléiade NRF Paris 1969

L’illustration provient du site http://de.wikipedia.org/.

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La Théologie apophatique
7 juin 2012, par Paul

Au chapitre 17 des Actes des Apôtres se trouve sans doute la source de cette théologie avec mention de Denys l’Aréoagite et les arguments de Paul devant les Athéniens.www.biblia-cerf.com/BJ/ac17.html L’apôtre lorsqu’il parle du Dieu Inconnu. Cette mystique est celle du Nuage de l’Inconnaissance pour faire référence à un texte anonyme anglais du Moyen Age intervenant dans la querelle des actifs et des contemplatifs que le Dominicain Bernard Durel redécouvre présente, commente et médite dans un livre paru en 2009 aux éditions Albin Michel .Il dit :"La mystique du Nuage de L’Inconnaissance appartient essentiellement à un temps de détresse, c’est sans doute pour cela qu’elle nous touche aujourd’hui. Le 14ième siècle, est une époque terrible.C’est le siècle de la guerre de Cent Ans, celui de la Grande Peste, qui entraîne des pertes humaines considérables dans toute l’Europe. Partout les rivalités incessantes entre le pape et les souverains font naître des troubles. Les conditions de la Réforme sont déjà largement présentes : corruption, perte de crédibilité de l’Église (il y a deux papes, l’un à Rome, l’autre à Avignon). Cette époque est marquée par une plus grande accessibilité aux textes sacrés, grâce à leurs traductions en latin ou en langues vernaculaires. C’est le cas des écrits mystiques attribués à Denys l’Aréopagite qui forment la référence centrale du Nuage. Cette mystique, explique Bernard Durel (p. 35) « distinguait entre Dieu en lui-même, (ousia) et Dieu dans ses biens, ses manifestations, ses actions (energeia). Dieu en lui-même est inconnaissable, et c’est sur ce socle-là que repose la démarche de notre texte. Être en route vers Dieu en lui-même, c’est être en route vers le « nuage de l’inconnaissance » — chez Eckhart, la « Déité » [...] Le Nuage nous propose un itinéraire pour aller vers l’au-delà de tout (comme d’autres mystiques, par exemple La montée du Carmel de Jean de la Croix) et il faut s’équiper pour ce chemin, d’un équipement différent de celui dont on a besoin pour connaître les énergies de Dieu. »" Voir la présentation de Christian Lippinois sur le site de la revue Littéraire & Artistique Temporel.
temporel.fr/Le-Nuage-de-l-inconnaissance-par


La Théologie apophatique
15 janvier 2010

A propos de Nicolas de Cues, il est postérieur au Maître du Thuringe. Mais ne peut on dire que le mystique véritable de toutes les époques et de toutes les traditions vit sous le regard de Dieu ?
"Seigneur, voir, pour Toi, c’est aimer et de même que ton regard se pose avec attention sur moi sans jamais se détourner de moi, de même ton amour. [...]
Tant que je suis, Tu es avec moi.
Et comme voir pour toi, c’est être, alors je suis parce que Tu me regardes. » Nicolas de Cues.


La Théologie apophatique
4 juillet 2008, par GUNTHER

Il y a une très belle évocation de Maître de Thuringe dans le premier tome du roman de Renaud Chantefable : "L’héritière des templiers." ed. du Rocher 1999.
Il y fait un sermon dans une petite église de prêcheurs Dominicains à Cologne...à faire tomber en pamoison des damoiselles trop émotives :
" Lorsque j’ai traversé le cloître pour venir ici, commence-t-il sans ambages, je pensais qu’il valait mieux ne pas venir : l’amour rendrait mes yeux humides. Avez-vous jamais pleuré d’amour ? Si cela vous est arrivé-il vaut mieux ne pas poursuivre. Joie et peine viennent de l’amour, joie et peine sont dons s de Dieu....Le chien est un animal sans intelligence, poursuit le prêtre. Il est si fidèle à son maître qu’il déteste ses ennemis et qu’il révère ses amis sans considération d’honneur ou de richesse. Son maître est-il l’ami d’un mendiant aveugle ? Il aimera le mendiant aveugle plus qu’un roi ou un empereur. Celui-là aime véritablement qui aime avec les yeux de l’aimé et non avec les siens. Je vous le dis en vérité : s’il était possible qu’un chien soit à moitié infidèle à son maître, il se haïrait lui-même avec l’autre moitié....C’est ainsi qu’Isabeau a entendu pour la première fois prêcher maître Eckhart. Elle reviendra souvent chez les dominicains et se rendra compte que c’est d’amour divin que ce vieil homme parle avec plus de feu qu’un jeune troubadour."
Pouvez-vous me dire si ces paroles sont proches du discours du Maître Eckhart ?


La Théologie apophatique
28 septembre 2007, par Saül

Bonjour.

Cette étude sur Maître Eckhart ,je viens d’en faire la lecture en suite de la non moins passionnante étude du même auteur sur Elie et voudrais saluer l’excellence de ton et de fond.
Ce travail mérite des éloges et attire des commentaires. J’ai cru constater que sur ce site un effort éditorial immense est peu suivi en matière de prolongations sur les forum,c’est surprenant, mais il y a en marge de cet article-ci assez de réponses pour que j’ose en ajouter une sans craindre de me singulariser sur un site où je suis un simple visiteur.
Une seule remarque donc : Certes faire remonter la théologie apophatique au néo-platonisme est défendable ,illustrant un propos sur le Dieu inconnaissable mais il est plus pertinent peut être pour notre époque en recherche de dialectisation entre la foi et le raison de la situer dans la mouvance de Nicolas de Cuse dont vous faites Abd All Haq une émule de Maître Ekhart. C’est ce que fais Jean-Claude Guillebaud dans son essai « Le Goût de l’avenir ».Cet auteur, précisions de nature à satisfaire l’orientation de ce site aux sympathies maçonniques non dissimulées a reçu le prix Siloë et le prix humaniste de la Franc Maçonnerie pour ses deux dernières publications « La force de conviction » et « Comment je suis redevenu chrétien ».Je m’autorise une large citation :
« Cette volonté augustinienne, puis Thomiste, de conjuguer la raison et la foi ne va pas sans péril. Elle peut déboucher sur différentes formes de dogmatismes. Le premier consiste à enrôler de façon trop exclusive la vérité au service de la foi pour « accoucher » d’une religion au sens contraignant du terme. C’est ce péril et cette possible intolérance que mirent en évidence , au sein de la chrétienté, les tenants de ce qu’on appelle la »théologie négative » - dostoïevskiens avant la lettre_ dont le protestant Karl Barth fut l’héritier moderne. La dite théologie négative trouve sa source les réflexions d’un humaiste du XV e siècle, Nicolas de Cuse, qui fut Cardinale légat à Constantinople. Pour lui, faire de Dieu une déduction de notre raison, c’est succomber à l’idolâtrie. C’est en réaction contre cette tentation que Cuse élabora le concept de Docta Ignorantia ( docte ignorance), concept « modeste » dont il fait la source d’une tolérance ouverte aux autres croyances. Pour cette raison, Cuse est sûrement le penseur chrétien le plus cité ( positivement) par les Bouddhistes. » « Le goût de l’avenir, chapitre : 8 Entre savoir et croyance/La conversion intérieure p. 260 ; » Jean-Claude Guillebaud.


La Théologie apophatique
13 septembre 2006, par Karol

Votre article Abd Al Haqq est très bon mais vous conviendrez peut être que : si selon le saint Coran il est dit que Dieu est plus proche de toi que la veine jugulaire, le septique lui aura des raison de croire que Dieu est bien loin de l’artère carotide si j’en juge par cette histoire trouvée sur internet :
"Voulant vérifier l’existence de Dieu, un homme est descendu dimanche dernier dans l’enclos des lions du Zoo ukrainien de Kiev à l’aide d’une corde. Selon le porte-parole de la police de Kiev, l’homme de 45 ans s’est ensuite dirigé vers les lions en criant "Dieu me sauvera s’il existe !" et en montrant des signes d’agressivité. Selon lui Dieu ne permettrait pas aux lions de le blesser. Malheureusement, les lions n’ont pas hésité à lui trancher l’artère carotide."
Quel Dieu bien étrange situé si loin entre une veine et une artère !
Mais ce qui me surprend dans votre texte c’est cela :
Comment pouvez-vous définir Maître Eckhart en tant que père de la théologie négative ou apophatique alors que vous avez dit juste avant que pour lui la négation nous ouvre les portes de l’enfer...Maître Eckhart est l’esprit qui hante la philosophie allemande, mais tout le monde ne sera pas en accord avec vous pour affirmer que son génie culmine à ce point par rapport à tant de si grand penseurs.


> Un nouvel ouvrage sur Maître Eckhart
11 avril 2005

Signalons un nouvel ouvrage : "L’anneau immobile -
Regards croisés sur
Maître Eckhart"

L’ouvrage propose trois études croisées originales autour de la pensée eckhartienne : Laozi, Husserl et Hegel..

 Un rapprochement entre le Poème du Maître rhénan et la mystique chinoise de Laozi (B. Vermander)
 Phénoménologie et mystique spéculative (S. Bongiovanni)
 La dialectique (G. Jarczyk & P.-J. Labarrière)

Pour en savoir plus : http://www.jesuites.com/.


La Théologie apophatique de Maître Eckhart
1er avril 2005, par Unité de Recherche en Histoire Médiévale

Eckhart s’inscrit nettement dans la ligne de la théologie négative dionysienne selon laquelle Dieu, qui est ineffable, n’est atteint que dans la mesure où on l’a dévêtu de tous ses noms, le terme de cette démarche apophatique étant le néant divin , lequel n’a rien à voir avec la non-existence de Dieu. Dans le Sermon 71, Eckhart rend compte d’une expérience du néant, à l’occasion d’un commentaire de l’épisode fameux de la conversion de Paul sur le chemin de Damas, rapporté dans les Actes des Apôtres : « « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien. » Je ne saurais voir ce qui est Un. Il ne vit rien, c’était Dieu. Dieu est un néant et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose, cela est aussi un néant. Ce qu’est Dieu, il l’est pleinement. C’est pourquoi Denys le lumineux dit, lorsqu’il écrit sur Dieu, il dit : Il est par-delà être, par-delà vie, par-delà lumière ; il ne lui attribue ni ceci ni cela, et il veut dire qu’il est on ne sait quoi qui est très loin par-delà » Le Dieu néant, c’est le Dieu inconditionnel et transcendant, le néant du manifesté, autrement dit la Déité au-dessus de Dieu : au-dessus des images (Überbildung), un être sans image (Entbildung) . En qualifiant Dieu ou la Déité de néant (niht), Eckhart ne veut pas dire que Dieu n’est pas, mais qu’il n’est ni être ni néant, ou plus exactement au-delà de l’être et du néant, antérieur à toute représentation de ce qui est et de ce qui n’est pas, précédant toute détermination ontologique. Si l’être est quelque chose, alors Dieu est néant, au sens où il est au-delà de ce qui peut se représenter en termes de manifestation. En tant que Gotheit, Dieu est le tout autre. On comprend dès lors que la Déité ne puisse faire l’objet que d’une connaissance négative et non d’une connaissance analogique. Cependant, dans le Prologue général à l’Opus tripartitum de même que dans le Prologue à l’Opus propositionum, Eckhart dit explicitement que « l’être est Dieu » (esse est Deus), retournant au passage la proposition traditionnelle : Deus est esse (« Dieu est l’être »). Il paraît de la sorte se placer davantage dans la lignée de l’ontologie thomiste que de l’hénologie néoplatonicienne. Toutefois, la pensée de l’Un ou de la Déité prime chez lui sur la pensée de l’être, car le second dépend du premier. On se souvient que dans les Questions parisiennes de 1302-1303 disputées avec le franciscain Gonzalve d’Espagne († 1313), Eckhart avait soutenu la primauté en Dieu de l’intelligere (le « connaître ») sur l’esse : Deus non intelligit quia est, sed est quia intelligit. Donc, « c’est la pensée qui en Dieu est le fondement de l’être, et non l’être qui fonde la pensée » (est ipsum intelligere fundamentum ipsius esse). Dieu est Intellect. La divinité connaît l’être et en ce sens le précède comme Verbe ou Intelligence. On retrouve ici une idée néoplatonicienne, celle de la seconde hypostase — Intelligence ou Esprit — qui est au-delà de l’être mais cependant en-dessous de l’Un. Dans la triade — classique au Moyen Âge — esse, vivere, intelligere, c’est le troisième terme qu’Eckhart place au premier rang car c’est celui qui présente le plus haut degré d’indétermination. C’est pourquoi, dans l’application qu’il fait de ce ternaire à la Trinité, il attribue au Père l’intelligere, au Fils le vivere et au Saint-Esprit l’esse. Intelligere est donc le plus haut concept indéterminé et à ce titre le plus à même de rendre compte de la transcendance divine. On peut d’ailleurs supposer, avec Étienne Gilson , qu’en dernière analyse l’intelligere lui-même se subordonne — comme dans le néoplatonisme strict — à un terme encore supérieur, l’Un. Le prologue de l’Évangile de Jean sert ici de caution scripturaire pour l’affirmation de la primauté du connaître sur l’être : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu » (1,1). L’être étant déjà une manifestation du créé, Eckhart s’efforce de distinguer celui-ci du divin, de détacher le créé du Créateur. En parlant de Dieu comme être, on détermine trop l’infinité divine, on méconnaît sa transcendance absolue. Pourtant, par la suite, Eckhart semble établir une équivalence entre l’être et Dieu. En fait, lorsque Maître Eckhart soutient que esse est Deus, il veut dire que l’être qui est est l’être de Dieu. Il l’exprime quand il écrit, dans le Prologue général, que « tout ce qui est, a par l’être et de l’être le fait qu’il peut être ou qu’il est. Donc si l’être est un autre que Dieu, la chose a l’être par un autre que Dieu » (omne quod est per esse et ab esse habet, quod sit sive quod est. Igitur si esse est aliud a deo, res ab alio habet esse quam a deo) . Or les choses créées tiennent leur être de l’être de Dieu. Tout « étant » est dans l’être de Dieu : sans Lui, les choses ne seraient pas. Cependant, Dieu lui-même est au-delà de l’être. C’est pourquoi Eckhart, dans son Commentaire de l’Exode, interprète le célèbre passage où Dieu se révèle à Moïse — Ego sum qui sum (« Je suis celui qui suis ») (Exode, 3,14) — comme un refus de Dieu de répondre à la question sur son nom : c’est une negatio negationis (« négation de la négation »), une manière négative de dire l’Un (Unum negative dictum) . C’est sur ce passage 3,14 de l’Exode que se fonde la fameuse « métaphysique de l’Exode » — dont parle Étienne Gilson — pour laquelle Dieu est égal à l’être. En fait, la pensée d’Eckhart semble davantage participer de la métaphysique de l’Un que de celle de l’être. Pourtant, il n’en demeure pas moins qu’il établit ici une équivalence entre Dieu et l’être, à tel point que certains commentateurs ont estimé qu’il y avait une discontinuité entre les thèses d’Eckhart en faveur de la primauté du connaître sur l’être exposées dans les premières Questions parisiennes et celles qui figurent dans l’Opus tripartitum en faveur d’une identité de l’être et de Dieu . Cette vision des choses fondée sur l’idée qu’il y aurait une séparation foncière entre les œuvres de jeunesse (Quaestiones parisienses, premier magistère) et celles de la maturité (Opus tripartitum, second magistère) ne nous semble pas convaincante. Il n’y a pas deux Eckhart, il y a deux expressions de sa pensée, ou plutôt deux angles de vue qu’il présente successivement : l’un insistant sur la radicale transcendance de l’intellect divin par rapport à l’être créé, l’autre montrant que l’être qui est est l’être de Dieu. Mais Dieu lui-même est au-delà de l’être. L’approche d’Eckhart dans les Questions parisiennes a été qualifiée de méontologique par Émilie Zum Brunn , à savoir une pensée faisant la différence entre l’être (fût-il suprême) et le néant (comme Un ou Unité au-delà de l’être). Cette pensée méontologique du Thuringien se place dans la filiation de la théologie platonicienne pour laquelle Dieu, en tant que Bien ou en tant qu’Un, est au-delà de l’être. Eckhart s’inscrit donc en faux contre l’ontothéologie. Dans cette dernière en effet, Dieu est identifié à l’être suprême, c’est-à-dire encore à un étant pour Heidegger. Émilie Zum Brunn reconnaît cependant que le Thuringien semble avoir évolué de cette position méontologique des Questions parisiennes vers une position plus ontologique dans les Prologues. Donc, dans l’Ego sum qui sum de l’Exode, Eckhart montre, en se fondant sur Maïmonide et sur la négation de la négation, que c’est la pureté de l’essence divine qui est ici désignée. Car en Dieu, il n’y a pas l’être, mais la pureté de l’être (puritas essendi). L’être ne peut être dit univoquement de l’être créé et de l’être divin car il y a un abîme entre le monde manifesté et le Créateur (abîme qui peut toutefois être franchi dans l’union mystique, quand l’homme devient « Dieu en Dieu » et perd en quelque sorte sa qualité de créature). Ces affirmations d’Eckhart semblent à première vue le placer du côté des tenants de l’équivocité, contre les partisans de la thèse de l’univocité de l’être dont Jean Duns Scot (vers 1265-1308) , le grand philosophe franciscain et contemporain d’Eckhart, fut le principal représentant. Posons le problème. La discussion porte sur le fait de savoir en quel sens nous attribuons à Dieu et à la créature un même nom, ici celui d’être. Fernand Brunner a clairement exposé la question : « Deux réponses extrêmes s’opposent. Ou bien nous appliquons les mêmes noms à Dieu et à la créature en des sens entièrement différents ; ces noms sont alors équivoques. Ou bien nous leur appliquons les mêmes noms avec le même sens, de sorte que nous affirmons non seulement la communauté des noms, mais encore la communauté des natures ; les noms, dans ces conditions, sont univoques » . En fait, Eckhart n’opte ni pour la première de ces propositions, celle de l’équivocité fondée sur l’hétérogénéité radicale entre Dieu et le monde, ni pour la seconde, l’univocité, qui signifie l’homogénéité absolue entre Dieu et le monde et finalement la confusion entre l’un et l’autre. À la suite de Thomas d’Aquin et d’autres docteurs, Eckhart adopte une troisième position qui conserve des éléments de chacune des deux autres. Il s’agit de l’analogie , intermédiaire entre l’équivocité et l’univocité. Ainsi, l’on peut appliquer l’être à Dieu et à la créature, cependant, l’être de Dieu ne peut être dit ni équivoquement, ni univoquement, mais d’une manière intermédiaire, analogiquement. Toutefois, Dieu dans son essence est au-delà de l’être. Dans le Sermon 9, Quasi stella matutina, Eckhart déclare que quand nous envisageons Dieu dans son être, nous l’abordons sur son parvis, mais à l’intérieur de son temple il est intellect. Et plus loin il dit : « Je parlerais de façon aussi inadéquate, si j’appelais Dieu un être, que si je disais que le soleil est blafard ou noir. Dieu n’est ni ceci ni cela » . Juste avant, Eckhart déclarait dans ce même sermon : « Des maîtres frustes disent que Dieu est un être limpide ; il est aussi élevé au-dessus de l’être que l’ange le plus haut est au-dessus d’une mouche » . Toutefois, Eckhart ne prétend pas contester à Dieu l’être : « Mais que j’aie dit que Dieu n’est pas un être et est au-dessus de l’être, par là je ne lui ai pas dénié [l’]être, plutôt : je l’ai élevé en lui » . Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, dans la traduction desquels nous citons ici ce sermon, commentent de la sorte ce passage difficile : « Ce raisonnement a pour fin de faire comprendre que l’être de Dieu n’est pas l’être d’une quelconque chose ; cette négation exprime qu’il est par-delà l’être et source de l’être » .



Site : Maître Eckhart

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