La postérité de Maître Eckhart
On peut dire aujourd’hui avec certitude que l’œuvre de Maître Eckhart fut la source de cette "mystique spéculative " désignée par l’histoire sous le nom d’" école rhénane ". Elle a su proposer des vues novatrices mettant en jeu l’expérience que l’homme fait lui-même de Dieu. Elle s’épanouira dans une vision qui marquera durablement la tradition spirituelle de l’Occident. Parmi la postérité célèbre du Maître de Thuringe, nous pouvons noter des noms tels que Suso, Tauler, Rusbroek, Nicolas de Cues, Saint Jean de la Croix, Angelus Silesius le Rose Croix, et plus près de nous des philosophes et dialecticiens comme Hegel ou Heidegger.
Mais il nous faut bien admettre qu’aucun des descendants du Maître n’alliera avec autant de force la clarté et la puissance du langage, la pleine maîtrise des concepts philosophiques et la profondeur de l’expérience mystique. Nous sommes en effet à la fin du Moyen Age et le culte ainsi que l’imagerie, les représentations du Divin sombreront dans le dolorisme et la mièvrerie. Ainsi dégénèrent les idées et les temps.
Le néoplatonisme des origines à nos jours
Si l’expérience mystique est de l’ordre de la grâce, la philosophie, elle, s’étudie et les élèves sont souvent marqués par leurs professeurs. Ainsi Maître Eckhart, le philosophe, le professeur peut se replacer dans une grande lignée, une école que l’on nomme le néoplatonisme, dont nous avons vu qu’il constitue un courant de pensée original.

- Manuscrit grec
- Ce codex est l’un des plus anciens contenant des œuvres de Philon d’Alexandrie. Extrait du site de la BNF.
On peut faire remonter l’apparition de la pensée néoplatonicienne à l’antiquité romaine. En effet, les historiens s’accordent à détecter les prémices de cette doctrine chez Philon d’Alexandrie et ses contemporains qui, souhaitant réaliser une osmose entre la Torah et la pensée philosophique grecque, firent remonter la naissance de cette dernière à…. Moïse ; et certains juifs affirment que les philosophes grecs se sont livrés à un vol, un pillage de la sagesse révélée aux Hébreux ! En effet, selon eux, Pythagore était l’élève d’Orphée, lui-même enseigné par Musée. Or Musée ne serait qu’une déformation du nom de Moïse (Moshé).
Mais, parallèlement à cela, c’est toute une part de l’interprétation de l’œuvre de Platon qui va venir influencer et nourrir l’hermétisme et les gnoses, donc les religions à mystères, et en conséquence le christianisme naissant qui en est issue. Dans le même temps, on voit les pratiques et l’esprit pythagoricien influencer les communautés esséniennes débutantes dont on sait le rôle qu’elles vont jouer dans l’élaboration du christianisme primitif.
Il n’est pas possible ici de traiter de la question complexe du rapport du message évangélique et de la philosophie grecque, cependant, force est de reconnaître que les premiers artisans du christianisme sont des Juifs fortement hellénisés. Saint Paul lui-même en témoigne et sa notion d’agapè est assez proche de l’éros spiritualisé que l’on rencontre chez les platoniciens et correspond assez à l’agapè utilisé par certains stoïciens. Mais c’est avec l’Evangile tardif de Saint Jean (fin du 1er siècle ou tout début du 2ème) que le néoplatonisme va devenir une partie intégrante de la pensée chrétienne avec l’apparition du Logos platonicien identifié au Christ.
De Philon, le néoplatonisme gardera et cultivera le sens mystique, c’est-à-dire celui qui concerne les rapports intérieurs de l’âme avec Dieu.

- Dionysos
- Mosaïque de l’île de Délos.
Extraite du site http://www.oswego.edu/.
C’est Plotin, né en 205, qui sera le théoricien, l’élaborateur du néoplatonisme qui vivra sa grande période jusqu’au VIe siècle. Cet auteur se livrera à une reprise des grandes doctrines helléniques dans la lumière du platonisme. Ce qui caractérisera son œuvre, outre une grande curiosité pour les religions et les sagesses orientales, sera la recherche du salut autant que de la Vérité, la proposition d’une procession intégrale, une transcendance intransigeante alliée à une immanence mystique. Le rôle premier de l’Un, inconnaissable y est prépondérant.
Mais cette doctrine se serait affrontée à la barrière de la primauté de la révélation christique, au Moyen Age, si elle n’avait été introduite par le Pseudo Denys. Pseudo car l’auteur qui signe ses écrits du nom de Denys l’Aréopagite, premier évêque d’Athènes et compagnon de Saint Paul, et qui fut longtemps confondu avec Saint Denis, premier évêque de Paris et martyr, a vécu en fait au Vème siècle. Il a pourtant le mérite d’opérer une nouvelle assimilation du néo-platonisme au christianisme et d’élaborer une nouvelle mystique. Il deviendra même la source la plus précieuse du mysticisme chrétien que ce soit en Occident à Byzance ou chez les peuples Slaves. C’est ce pseudo Denys, dont son professeur, Albert le Grand, était le spécialiste, que Maître Eckhart étudiera au studium de Cologne.
Dans ce nom, Denys, réside une ambiguïté éclairante pour nous. En effet il nous rappelle celui de Dionysos, sa prononciation grecque et partant, fait référence aux antiques religions à mystères.
Notons, en passant que le néoplatonisme marquera également de son empreinte forte toute la mystique musulmane. On peut en effet retrouver les mêmes éléments de doctrine chez les plus grands parmi les sûfis.
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