Varanasi
mardi 24 mai 2011

par jp guillot


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Varanasi

Dans le sens de vision, le Darshana est une pratique consistant à assister à une scène ou à voir un saint personnage, une statue de divinité, un homme important, etc., dans la croyance que cette vision apportera au spectateur une partie des vertus attribuées au personnage ou à la scène à laquelle il assiste.

Louis Frédéric (Dictionnaire de la Civilisation Indienne)

En barque sur le fleuve

Chaque jour, de la fin des heures chaudes à la tombée de la nuit, je loue une barque et je remonte le fleuve. Les bateliers s’amusent de m’entendre les parodier : - Hello boat, hello… Only 100 roupies an hour. Hello boat… et échangent avec moi des regards complices et encourageants car il faut souquer ferme contre un courant puissant plein d’imprévisibles tourbillons quand le vent se lève au sud-ouest.

Un soir, ma barque a été entraînée malgré moi droit sur l’incinérateur électrique de Harish-chandra Ghât et elle a heurté quelque chose. Une souche ? Mais le choc n’avait pas été dur. Je me suis penché vers la proue et j’ai vu un linge souillé sous lequel se devinait la forme d’un ventre gonflé, de jambes écartées. Alors je me suis couché de tout mon long au fond de l’embarcation, j’ai fermé les yeux tandis que cette chose effroyable glissait lentement le long de la coque, comme un frôlement d’aile.

Varanasi Rive droite

Le Gange ne traverse pas la ville, il la borde comme un front de mer. Passer sur la rive droite c’est un peu comme échouer sur un autre continent, exactement contraire à celui qu’on a laissé derrière soi : plat, stérile. Un désert.

Rares sont les étrangers qui s’y attardent après avoir contemplé le point de vue sur la ville. L’endroit n’est pas hospitalier et les Indiens ne prisent ni la solitude ni le silence. Et puis ça sent mauvais. Et la charogne échouée autour de laquelle les vautours repus sèchent leurs ailes n’est pas un spectacle réjouissant.

Mais pour un Varanasien pas trop pressé par l’appel de la nature et qui voudrait s’accorder une plage de détente après une journée passée à tisser la soie dans un atelier obscur ou à débiter du pan accroupi dans le recoin d’une ruelle, passer sur la rive droite lui fait comme une vacance.

Seul ou parfois avec des amis, il se choisit un endroit pas trop loin du bord, s’accroupit et, sans hâte, sans inquiétude, avec componction, s’adonne au rituel, parfois laborieux, parfois délicieux, de la défécation. S’il est en compagnie, il n’est pas impossible qu’une longue conversation s’engage. Pour faire durer le plaisir.

Au temple d’or

Il vient de pleuvoir. Dans l’enceinte du Temple d’Or, des flaques de ciel s’incrustent entre les dalles luisantes. Derrière le feuillage rafraîchi des manguiers tremble la mosquée bleu pâle édifiée sur les fondations d’un temple que ce militaire fusil au poing tenterait vainement de protéger contre les revendications des fanatiques hindous.

L’humidité ravive l’ocre des crépis et fait flamboyer les rouges et les jaunes des étalages de colliers de graines et de perles de verre, les piles de bracelets, les pyramides de poudres écarlates, les châles de dévotion imprimés Om Hare Ram, les boîtes de bois vermillon. Encore tout égaré par cette hallucination de couleurs, je m’empare sans hésiter d’une fleur qu’une main me tend, un gros bouton d’un rose délicat. Il est trop beau, ce cadeau émouvant, pour l’accepter mais l’homme refuse absolument que je le repose sur son étalage. Alors je le remercie et m’en vais. Parvenu au temple, dans la queue des fidèles, il me vient à l’esprit que cet homme est un marchand de fleurs, guirlandes d’œillets d’Inde et d’hibiscus, et que j’aurais dû sortir quelques roupies de ma poche. Mais comment penser argent quand, dès mes premiers pas dans un temple aussi mystérieux que le Vishvanâtha, une main me tend un padma, la fleur des fleurs, le trône des divinités, le lotus ?

Alors puisque mon tour est venu d’obtenir darshan du Seigneur l’Univers, je dépose fleur et obole devant l’officiant avant de recevoir prasad et tilaka.

Auspicious

Aujourd’hui les Navagraha, les 9 Planètes demeures des Dieux, sont dans une conjonction favorable. Les divinités, les astrologues l’assurent, étant en harmonie dans leurs « maisons », que leurs volontés soient faites : les grandes décisions seront bonnes à prendre, les sacrifices acceptés, les vœux exaucés, les mariages heureux et féconds. Chacun à sa façon peut se mettre en accord avec le Grand Ordre Cosmique car aujourd’hui est auspicious, de bon augure.

Auspicious : mot-clé de la vie indienne. Les destinées des nations et des hommes sont suspendues au mouvement des planètes : qui les respecte devient pur, irréprochable. Sa vie connaît la plénitude, il atteint les cieux. Jamais dans ce monde la nourriture ne lui manquera, affirme le Taittirîya Brahmana. Une femme serait en droit de refuser l’amour à son mari si la nuit n’était pas propice mais aujourd’hui c’est hors de question : les dieux prêtent bon œil aux unions.

Alors la ville est en fièvre : cent mariages se célèbrent à la fois.

J’observe un jeune couple tout absorbé par la cérémonie de leur union. Le brahmane torse nu qui dirige le rituel leur fait manipuler des pétales de fleurs, des bâtons d’encens, des grains de riz, des images. L’époux porte une moustache en crocs et une frange épaisse de cheveux noirs ; son épousée, modeste et rêveuse dans son sari rose, un trait rouge dans la raie qui divise sa chevelure en deux bandeaux réguliers. Et tandis que le Pânde débite ses prières sans discontinuer, leurs mains s’unissent et ils sourient sans se regarder.

Hanuman

Une procession vociférante descend à pas rapides sur Manikarnika Ghât. Sous le linceul de tissu brillant enfoui sous les fleurs, le cadavre n’est pas bien gros. Celui d’un enfant ? Non. Celui que l’on embarque et que l’on précipite dans le Gange, est un combattant de l’armée d’Hanuman. Un singe, comme me le confirme un spectateur.

Hanuman, dans l’imagerie populaire, est un babouin blanc aux bons yeux d’épagneul, un sourire plein d’indulgence, une musculature de culturiste et un cœur brûlant d’amour qu’il exhibe en ouvrant sa poitrine velue, façon Sacré-Cœur.

Pas une échoppe de barbier ou de vendeur de pan qui n’ait son chromo ou son calendrier à l’effigie d’Hanuman, ou plutôt de Hanu-super-Man car il est à la fois super-costaud, super-gentil et supersonique : Rama lui ayant demandé, afin de soigner son frère Lakshmana, de rapporter une plante médicinale qui pousse seulement sur certaine montagne de l’Himalaya, Hanuman fait en deux bonds l’aller-retour Ceylan-Himalaya. Mais, comme il a oublié de quelle plante il s’agit précisément, il rapporte la montagne tout entière, tendue à bout de bras, comme un garçon de café tient son plateau.

Hanu-Superman, sans peur et sans reproche, sauveur dans la détresse, bon génie de la lampe, protecteur des faibles, des affligés, pourfendeur de démons, incarnation du dévouement sans faille est aussi le dieu des Cinq Souffles. Omniprésent, vénéré dans les temples et jusque dans les niches blotties dans les renfoncements des ghâts où il n’est souvent qu’une masse informe barbouillée de peinture orange, à peine identifiable sinon à ses yeux d’émail.

Pooja

Pendant la pooja, le cœur du Vishwanath Temple de l’Hindu University bat la chamade : barrissements de conques, grondements de tambours, volée des cloches de l’entrée. Tintamarre auquel s’ajoute un brouhaha d’invocations et de prières, de cris d’enfants et de tintements de piécettes, à peine étouffé par les voiles opaques et entêtants des fumées d’huile et d’encens. Les dieux ont-ils l’oreille si dure qu’il faut tant de tapage pour s’en faire entendre ?

Trois vieux paysans solides et dévots, un turban volumineux encadrant leur visage raviné et mal rasé, le dhotî remonté sur leurs mollets grêles, la double besace en bandoulière, le bâton de marche d’une main, de l’autre le pot à eau de Gange au bout d’une corde, circulent lentement autour du Shiva lingam qu’illumine un dais de guirlandes électriques multicolores. Un swami reçoit leurs offrandes d’argent et de fleurs et verse en retour dans leurs mains tendues un peu de cette eau qui humidifie constamment le cône de pierre autour duquel s’enroule un cobra.

Mes pèlerins s’attardent devant l’image de Krishna, le séduisant vacher joueur de flûte. À entendre leurs rires rustiques, on peut imaginer qu’ils se racontent une de ses aventures amoureuses, comme celle où le dieu bleu reçoit trois femmes aux portes du paradis.
À la première, il demande ce qu’elle a fait de sa vie.

 J’ai épousé l’homme que mes parents m’avaient choisi, je lui ai donné des enfants, je lui ai été fidèle jusqu’à sa mort, puis je suis morte de chagrin.

Le divin gardien de troupeau la fait alors entrer au paradis par la porte d’or.

La seconde femme lui avoue qu’elle a quitté ses parents pour épouser l’homme qu’elle aimait. Elle n’a eu que deux enfants et bien des soupirants, mais elle ne leur a jamais cédé tout à fait. Krishna la fait entrer par la porte d’argent.

Et la troisième femme raconte :
 J’ai été violée à 12 ans, alors je me suis enfuie de la ville et j’ai fait la putain un peu partout.
 Dans ce cas, dit le dieu voluptueux, voici la clé de la porte de derrière. Viens me retrouver à la nuit tombée…

Vaches et bufflonnes

Les blanches sont des zébus (Bos indicus) et les noires des bufflonnes.

Les premières, faméliques et flegmatiques, errent au hasard des ruelles en quête de pâture improbable. Autour des étals du marché, elles rôdent et sûres de leur impunité, bousculant du mufle les chalands, chapardent ici un épi de maïs, là une banane, au grand déplaisir des marchands qui les chassent de grands gestes de bras.

On peut se demander pourquoi, quand vient le temps de la rumination, elles se postent au milieu des avenues et des carrefours de préférence les plus engorgés. Première hypothèse, elles ralentiraient volontairement la circulation, causant des étranglements majeurs – qu’on appelle ici bottle-necks (goulots de bouteille) - dans le seul but de faire réfléchir les humains sur la vanité de leur agitation (auquel cas elles n’ont pas grand succès). Seconde hypothèse : l’inhalation de gaz d’échappement combiné avec leur semi inanition favoriserait un état contemplatif qui expliquerait leur impavidité exceptionnelle. Troisième hypothèse, ces impassibles ascètes que leur statut sacré autorise à ne rien faire ne seraient tolérées que parce qu’elles contribuent au folklore local. Mais, dans une vision hindouiste de l’ordre des choses, on pourrait aussi suggérer qu’elles sont les réincarnations nostalgiques de rickshaw-wallahs.

Quoi qu’il en soit, quand une de ces descendantes de Nandi, le taureau de Shiva, obstrue l’étroit Bengali Row, je sais comment la prier de me laisser le passage : il me suffit d’émettre un ha-ha fortement expiré sur le H pour qu’elle détourne la tête, me jette un coup d’œil humide et inexpressif et s’ébranle lentement. Pour la remercier, je ne manque jamais en la dépassant de caresser sa bosse et de la gratifier d’une peau de banane si j’en ai sous la main, car nourrir une vache sacrée est une œuvre de grand mérite.

Les secondes, les bufflonnes luisantes, plutôt bien en chair, ne partagent pas l’individualisme excessif et excentrique de leurs consoeurs. Elles ne circulent qu’en troupeaux, de l’étable au fleuve et du fleuve à l’étable, avec parfois une halte prolongée sur les ghâts les plus larges. Elles n’ont pas la douceur attendrissante des zébus, mais j’apprécie leur long mufle méditatif, leur puissante parure de cornes et leur robe de jais. Si les zébus sont sacrés, les bufflonnes sont des saintes placides, prodigues de leurs dons : lait, caillé qui se savoure dans un gobelet en terre cuite jetable, ghee (beurre clarifié), urine médicinale (*), bouse dont les galettes séchées fournissent aux cuisines un combustible bon marché .

Lorsque les bufflonnes descendent ou remontent des ghâts de leur pas pesant, on se gare pour leur faire place, elles n’invitent pas à la familiarité. Elles ne divaguent pas, elles, mais vaquent avec détermination à leurs deux seules occupations : l’immersion prolongée dans le fleuve et la production de matières premières, la première étant la récompense de l’autre car elle est bien méritée la bovine béatitude des bufflonnes à la baignade !

(*) Tout ce qui provient de la vache est sacré, y compris bouse et urine. Un breuvage consistant en un mélange de lait, petit-lait, ghee, bouse et urine est considéré comme extrêmement purificateur pour l’âme et le corps, et nombreux sont les hindous qui l’absorbent.
(Louis Frédéric, Dictionnaire de la Civilisation Indienne, article Vaches)

Mousson

Moisissures et parasites rongent, noircissent, délitent, disloquent la ville. Des murs s’éboulent, des dalles cèdent sous le pied, des marches s’effondrent, des palais sont sapés par les débordements himalayens du fleuve. Ici, un temple penche et s’enlise, là des idoles rongées disparaissent à demi dans l’eau trouble et les fleurs pourries.

Mais Varanasi ne s’abîme pas comme Venise dans la fange du temps car des arbres séculaires, majestueux et vénérés, arriment de toute leur puissance l’empilement millénaire des édifices à la terre des ghâts. Des racines tortueuses jaillissent des murs, s’insinuent dans les lézardes, enserrent les jointures, étreignent les fondations des édifices et maintiennent debout la plus ancienne ville du monde.

Cette forêt clairsemée abrite oiseaux, écureuils, singes, mais aussi le culte des Devagratha chtoniennes, des Nâgas et serpents enlacés, et fournit des îlots d’ombre propices à la somnolence ou à l’Éveil.

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