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Nuit du chemin
Par quelle route le Vivant m’a-t-il mené loin de moi-même ? Quelle fontaine bavarde a-t-elle ainsi révélé ma soif par son chant clair dans le couchant de l’été torride ? Quelle brise porta jusqu’à mes narines le parfum indicible des fleurs de paradis ? Je ne sais ! Je ne sais en moi que ce désir, cette quête. Je ne sais que le frissonnement de l’Etoile dans le ciel nocturne qui m’a mis en route. Je ne sais que le bonheur du pèlerinage et l’espoir de la rencontre chaque nuit promise chaque jour remise. Je ne sais que l’Un qui se dit par le vent et par la pluie et qui me dit : "Viens !". Le magnétisme des astres dessine des routes dans mon coeur et dans l’invisible du temps. J’avance les yeux fermés vers ce destin qui m’est promis depuis avant ma naissance d’homme. Vêtu d’orages et de soleil, je vais sur des chemins que Lui seul sait, passant au-dessus des nuages, gravissant les marches de l’âge et des épreuves. Je ne puis ni me taire, ni crier, le souffle court, je ne peux qu’aimer.

Nuit obscure
Autre nuit encore celle des sens dont parle Saint Jean de la Croix, nuit où sa maison étant « accoisée » il sort « à l’obscur et en cachette ». En cachette des hommes, mais aussi de l’homme rationnel qui veille de jour sur son cœur. « Nuit bénie » où nul ne peut le voir et où lui-même ne regarde rien que la lumière qui brille en son cœur. Nuit dans laquelle l’attend Celui qu’il connaissait bien :
« Oh ! nuit plus aimable que l'aurore
O nuit qui as uni
L'Aimé avec l'Aimée
L'Aimée en l'Aimé transformée. »
C’est par la « nuit obscure » que l’on doit passer pour découvrir l’unicité vécue, non comme une idée, mais comme une expérience initiatique, une expérience vitale. Il ne faut pas craindre de ne plus savoir car c’est ne sachant plus que l’on peut recevoir le Maître qui « suspendait tous mes sens », à condition de se « tenir coi et de s’oublier »...
"Comment se fait-il que rien ne soit plus obscure que la lumière, quand il n’y a pourtant rien de plus clair, puisqu’elle élucide et fait connaître clairement toute chose ? "
Marsile FICIN (1433-1499)

Nuit du monde
Ils vivaient debout, fiers, raides et forts comme des figures de proue face aux éléments, à la vague du temps, à la nuit de la mort. Ils ouvraient de leurs torses un chemin vers demain comme l’étrave fend les flots sombres. Mais ils priaient à genoux, tête basse, décoiffés, dans l’humilité profonde de leurs cœurs. Nos aïeux, ces hommes et ces femmes nous reconnaîtraient-ils pour tels parmi les humains ? Nous qui laissons en friche les terres qu’ils essartèrent, qui ruinons les coutumes et les traditions qui structuraient le temps et l’homme.
Ils connaissaient la peine et le bonheur car les deux sont complémentaires l’un de l’autre. Ce qui rend la vie belle, ce sont les irrégularités dans le continu, des discontinuités dans le régulier régulé. Des intervalles dans le quotidien qui t’absorbe, un rayon de soleil entre deux nuages qui fait un arc-en-ciel à la boutonnière du vécu, la pluie au plus torride de l’été.
Un autre monde est en gésine, il aura besoin d’humains de la trempe de nos ancêtres, de ceux qui bâtirent les cathédrales... il n’aura besoin que de ceux là, les autres mourront, guimauves resucées. Une sélection impitoyable sera faite par Dame Nature. Il en est ainsi dans les terriers lorsque les renards pullulent...
Mais nous ne sommes plus assez forts pour prier à genoux, nous n’avons plus nulle fierté à abdiquer devant l’Autel. Rien, qu’un désir effréné de jouissance guide le cœur de cet homme étal, plat, sans relief. Nulle honte non plus devant le viol et le massacre des enfants. Une nouvelle race de barbares est née. Elle pousse sur le fumier de nos lâchetés accumulées, nos démissions devant le mal. Il est trop tard pour relever le mur du jardin, notre sommeil fut trop profond. Il nous reste le devoir de protéger la flamme et les braises qui feront un autre foyer, demain, ailleurs. Nul ne sait où sauf Lui qui a déjà écrit les pages de notre destinée dans le grand livre du temps.
Il nous faut lever le camp de nos certitudes confortables et marcher dans la nuit vers une terre qui n’est pas même promise. Marcher à l’aveugle à tâtons dans un monde inconnu.
Nous ne verrons ni le lait ni le miel, ni la lumière du jour qui vient... mais marchons avec courage comme le firent avant nous ceux des siècles barbares : peut-être un nouveau Saint Colomban surgira-t-il de l’ombre au détour d’un chemin ?